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10 avril 2012 2 10 /04 /avril /2012 09:57

"La haine est bien celle qui veille et tient entre ses doigts les paupières soulevées des hommes.  Elle est la déesse de l'éveil et de l'attente. Elle est assise sur le bord de la tranchée et raconte toute la nuit qui précède le combat. Elle garde la plaie ouverte : la souffrance te conservera peut-être en vie cette fois encore.  Muets, les hommes suivent ses gestes d'un regard anxieux : que vient-elle troubler leur quiétude?"  voilà ce que disait Hortense.

 

Nous étions là, immobiles, debout, resserrés, écoutant ses paroles comme s'il s'agissait de reproches immérités. Mais au contraire, elle nous accusait et nous sommait d'avouer ce que nous croyions savoir. Depuis des mois peut-être nous  ne pouvions plus franchir le pont sans laisser-passer. Des morts coulaient puis surnageaient qui heurtaient finalement les piles énormes. Nos paroles s'écartaient de la vérité pour plonger dans le désespoir. Elle nous écoutait avec cette ardeur qu'elle seule savait évoquer d'un frémissement des lèvres ou d'un fléchissement des épaules. Tout ceci ne nous effleurait pas ces derniers mois. Nous ne savions pas lire sur les visages ; nous étions en face des hommes comme aveugles et sourds ; les mots que nous accumulions, nous les puisions dans une mémoire qui ne nous appartenait pas, et une sagesse, dont nous ne soupçonnions pas l'origine, nous conduisait. Hortense était à nos côtés qui nous encourageait et nous insultait. D'une main et de son revers elle nous attirait et nous rejetait.

 

Nos parents avaient commencé depuis des mois à faire des réserves de nourriture. On avait recreusé les caves empierrées. Tout ce qui n'avait finalement jamais été oublié refaisait surface : les bruits et les odeurs d'abord, puis les gestes préparant la survie. On réentendait la voix des anciens. Les vieux, entourés et flattés, dirigeaient la résistance. Ils avaient survécu à trois ou quatre guerres. Des grands-mères écharpaient des draps qui combleraient les plaies. Elles embauchaient les enfants en bas âge, qu'elles affolaient de récits sanglants.

 

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9 avril 2012 1 09 /04 /avril /2012 10:51

Elle avait posé sur la table une grande feuille de papier épais. Tout en nous écoutant lire à haute voix un passage de Montaigne elle repliait le papier qui bruissait. Un trou-trou exactement placé en haut et en bas recevrait, nous expliqua-t-elle, un ruban de faille grise. Nous roulions ce ruban entre nos doigts et nous en faisions jouer les moirures soyeuses.

 

Nous pouvions donc passer notre temps à nous taire en regardant la bibliothèque, en feuilletant un livre, en écoutant un enfant  ânonnant ses gammes à l’étage au-dessus. Ce sont des choses qui ne se font nulle part. Des choses exquises et fragiles. Le regard interrompt la pensée et la recharge. La voix limite la rêverie.

 

Cependant, partout ailleurs dans la ville des événements s'emparaient de notre destin sans que nous y prenions garde. Des hommes se comptaient et d'autres s’observaient. Ils étaient jaugés et triés, et les peseurs d'âme  fuyaient le long du fleuve. Déjà, leurs pas s'estompaient, laissant place à la fureur. La guerre  s'approchait.

 

Hortense mimait les fileuses, elle agitait sa quenouille et, saisissant un énorme ciseau de tailleur, elle coupait tragiquement ce fil dont un instant auparavant elle avait déroulé la soie. Ariane est restée sur l'île, abandonnée par Thésée. Le fil est rompu, la mort s'empare de l'homme à l'abandon. 

 

La ville était presque trop loin pour que l'on puisse entendre le roulement des tambours et pourtant, dans le secret des caves, de nos caves et de nos greniers, on s'agitait et on aiguisait les faux.

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8 avril 2012 7 08 /04 /avril /2012 11:16

Le lendemain, elle tenait à la main "Les Lettres de mon moulin" dont elle nous lisait  sans commentaire les quelques pages intitulées "Les Vieux", puis elle a replacé le livre et changé de sujet, enterrant et l'horloge et l'ennui.

 

Dans certaine ambassade orientale où elle disait avoir séjourné, Hortense se souvenait que les lettrés se réunissaient autour de leur ami, l'attaché culturel, et que la conversation ne se déroulait qu'en utilisant des phrases extraites de certain livre de poésie que tout un chacun connaissait par cœur. Sa propre grand-mère conversait avec ses amies en citant les classiques européens. Des camarades à elle avaient ferraillé deux heures durant, l'un armé de Rimbaud et l'autre de René Char. Elle nous soutenait cela de si belle humeur que nous nous sommes mis à envier la légèreté que procure cette mémoire, cet instant d'allégresse où la voix après s'être ressourcée disperse la parole du poète, la parole essentielle. De cela, nous étions au bout de six mois convaincus: la poésie est la qualification extrême de toute écriture. Elle nous avait tant lu de textes, que nous pouvions maintenant d'un seul coup d'œil la distinguer, cette phrase limpide qui nous rejoint partout. Elle nous donnait envie de tenter d'apprendre quelque page et de la dire sans effet, comme on se la dicterait en quelque sorte. Nous avons su que réciter n'a pas lieu d'être. Se souvenir et murmurer appartenaient donc à la création du poème. Ce soir-là, nous avions avancé d'un pas mais ne le savions pas encore. Nous avions glissé de nos sièges et nous l'entourions. Je ne sais pas comment il nous fut possible de partir.

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7 avril 2012 6 07 /04 /avril /2012 15:12

Elle prenait avec nous des précautions oratoires que nous  ne percevions pas. Il s'agissait de graduer son discours, de ne pas nous inquiéter par l'usage d'un vocabulaire qui nous aurait fait fuir. Elle laissait venir nos questions sans paraître les attendre. Sans feinte innocence non plus. Elle nous accueillait avec une liberté que nous n'avions connue chez aucune femme et nous renvoyait  à sept heures sans hésitation.

 

Elle ne nous posait aucune question concernant une vie extérieure pour laquelle elle avait le plus grand inappétit semblait-il. En effet, aucun d'entre nous ne l'avait jamais croisée en ville. Nous avions même guetté en vain son passage à l'entrée d'une église ou d'un magasin, persuadés qu'elle ne résisterait pas à un spectacle de mode. Elle n'appartenait pas au monde que nous connaissions mais n'en soupçonnant pas d'autre, notre curiosité butait là. Samuel avait naïvement tenté de savoir qui elle était en interrogeant une voisine, concierge que connaissait sa tante : on voyait bien de qui il s'agissait, mais on ne savait vraiment rien de cette jeune femme arrivée en taxi et qui ne sortait pas. Au bout d'un mois on l'avait oubliée.

 

Les habitants de la maison, un homme et sa femme, industriels en retraite originaires de l'Est, habitaient à l'étage. Ils avaient loué le rez-de-chaussée à cette inconnue, qui recevait même son courrier à leur nom… Ce qui aurait intrigué le plus petit lecteur de polars ne posa aucun problème dans ce quartier isolé, entre deux larges boulevards, où de toute éternité somnolaient des vieillards derrière des voilages. Les maisons jumelles ne se distinguaient que par le choix des haies, pourpres, panachées, vert foncé, piquetées de roses, chevauchées de lierre… Les enfants de tous ces gens-là avaient fui. Le dimanche des familles venaient en visite, reconnaissables à l'air boudeur des plus jeunes, harassé des adultes. Aux principales fêtes, le fleuriste à l'angle le plus proche fournissait la même azalée qui venait garnir ici un balcon et là une table contre la fenêtre, dont les uns et les autres comparaient depuis la rue la floraison. C'était là leur seul objet de jalousie. Les autres raisons avaient fui avec le temps.

 

Quel ennui, semblait répéter l'horloge d'instant en instant. Quelquefois, on l'entendait et quelquefois non. Selon l'humeur.  Ou bien on n'entendait qu'elle. L'horloge était-elle confinée à l'étage ? Peut-être l'avait-on cachée dans un placard. Mais rien n'y faisait. Elle intervenait dans la conversation et réglait le rythme des phrases. Elle s'insinuait dès qu'il y avait silence et il fallait attendre qu'elle se taise pour reprendre le fil. Elle ne laissait pas s'infiltrer le bourdon pourtant sonore de la cathédrale. On aurait pu l'imaginer résonnant à la ronde, gagnant la campagne et rentrant le bétail.  Bien que ne l'ayant pas vue, chacun de nous se l'imaginait,  très grande et longiligne, trapue en bois du haut pays, renflée et incrustée de nacre… Quand nous lui en avons parlé, Hortense s’est mise à rire sans ouvrir la bouche, comme s'il s'agissait d'un sujet importun. Sans doute la connaissait-elle trop bien, cette horloge,  pour s'en inquiéter. Mais soudain nous l’avons vu hésiter, puis d'une tirade balayer le carillon, ses sept coups et ses redites.

 

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6 avril 2012 5 06 /04 /avril /2012 10:34

Hortense après nous avoir écouté sans rien dire s’est mise à lire un passage d'une œuvre romantique dont les illustrations gravées la faisaient sourire. Elle nous a fait approcher et regarder avec elle ce rocher duquel un jeune homme tenant une lettre à la main va se jeter. Elle nous a demandé de lui décrire la scène, ce qui devrait se produire ensuite, quand le corps du héros sera déchiqueté par le ressac. Pas un d’entre nous n’a pensé à Robinson Crusoë. Samuel s’est alors souvenu d’avoir vu contre la berge, au pied du pont qui sépare la ville en deux le corps d'un ami de ses parents. Mais lui ne tenait aucune lettre. Cette mort mystérieuse nous avait longtemps inquiétés. Hortense suggéra qu'il pouvait s'agir d'un amoureux transi, d'un désespoir profond comme en ressentent les jeunes gens. Elle reprit sa lecture et nous ne fûmes pas loin de nous imaginer dans le corps de Paul attendant à jamais Virginie…

 

Parfois, durant cette heure qu’elle nous accordait chaque semaine, elle ne nous parlait pas. Elle triait des photos sur la table du fond, éclairée par une lampe dont la lumière bleuissait au travers d'une double paroi de soie.  Nous nous installions de plus en plus confortablement, allant maintenant jusqu'à relever nos jambes sur le canapé recouvert d'une fourrure grise et pelée. Nous n'osions pas encore fumer comme cela nous arrivait en cachette sous les piles du pont et nous parlions à voix basse. Samuel, petit blond aux yeux cernés, prenait un livre dans la bibliothèque, Jérôme s'appuyait à son épaule et je rêvassais… Nous n'avions jamais l'occasion de ne rien faire, de nous exercer à l'oisiveté. C'était une oisiveté proche de celle que l'on pratique dans les églises, où le fait d'être sensé prier contient et  excite l'imaginaire.

 

Alors, le dimanche, allongé sur mon lit, solitaire, je tentais de reproduire cet état sans y parvenir : un engourdissement général me conduisait rapidement au sommeil. Nous n'avions pas en nous suffisamment de ressources pour résister au temps, à la lenteur, à la somnolence… les conversations dans la pièce voisine éclaboussaient le moindre rêve… seule la télévision parvenait à nous libérer. Quand Hortense nous délaissait, nous ne ressentions ni le silence ni la solitude.

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5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 09:47

Pendant au moins un mois il avait préparé notre arrivée. Il nous disait comme ça que chez elle, dans ce salon, on parlait bas, qu'il n'y avait jamais de bruit, jamais de cris, qu'elle n'avait pas de télévision, qu'elle allumait un feu dans la cheminée — mais surtout qu'il y avait des livres partout.

 

Quand elle lui a accordé la faveur de nous inviter, il a passé sa nuit éveillé. Il était si calme en classe qu'on le remarqua. Le soir, nous nous sommes lavé soigneusement les mains et le visage avant de quitter le collège.

 

Hortense était bien comme il l'avait décrite. Elle était sans âge à nos yeux, sans beauté et sans laideur. Nous  n'avions aucun point de repère pour la juger et nous avons décidé qu'elle était parfaite. Elle avait mis de la musique et accroché des pastels représentant des odalisques et des chevaux. Les odalisques nous ont d’abord fait sourire et nous avons trouvé les chevaux réussis. On nous avait conduits une ou deux fois dans un musée mais nous avions tellement apprécié le vernis des parquets et la hauteur des escaliers que nous ne nous souvenions d'aucun tableau. Nous étions d’ailleurs incapables de dire de quel musée il s'agissait. On nous avait conduits en car très tôt le matin et ramenés vers cinq heures. Toute l'énergie de nos accompagnateurs s'était dépensée à nous compter, semblait-il. Nous pouvions ajouter qu'il y avait un guide, et que cette personne nous avait longuement parlé d'un grand tableau très sombre devant lequel nous étions restés plantés. Des corps nus, des hommes barbus, une mer démontée, un mât avec une sorte de voile… L'enthousiasme des adultes en face de cette toile n'avait pas réussi à nous enlever à notre ennui.

 

Au retour, nous avions dû raconter cette visite dans une petite rédaction  De Géricault ou de Gauguin, seul l'orthographe difficile nous était restée. Nous n'aurions su relever la moindre différence, la moindre date. Tous ces gens-là étaient morts.

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4 avril 2012 3 04 /04 /avril /2012 09:51

Personne ne croira cette histoire. Personne. Les grandes révolutions s'effondrent au seuil de ces quartiers-là.

 

Jérôme n'en avait d'abord pas parlé du tout, puis m’en avait glissé un mot parce que j’étais son meilleur ami, puis au troisième garçon de notre bande, Samuel.  Nous n'étions donc que trois dans la confidence quand l'idée se fit jour: il allait nous présenter à Hortense.

 

L’amitié qui nous liait nous semblait naturelle nous en discutions souvent entre nous, riant aux mêmes plaisanteries, luttant contre les mêmes injustices, recopiant les devoirs inachevés de l'un sur l'autre et nous  partageant avec une certaine allégresse les dernières places. C'était ainsi depuis une quinzaine d'années. Nous occupions le fond de la classe, y avions nos aises, et nous étions construits une vie à part, à peine dérangée par les éclats de voix et les ordres des professeurs.

 

Une ou deux fois par an nous accompagnions nos parents endimanchés à la Direction du Collège. Des yeux larmoyants, une leçon de morale, un ton grondeur, des menaces discrètes avaient raison de notre paresse pour une dizaine de jours. Nous savions tout aussi bien que l'ensemble de nos familles qui se trouvaient ainsi pris à partie que les regards furieux qu'on nous lançait s'adressaient à des parents incapables de nous aider à soutenir notre effort, tout à la tâche de survivre. Dehors, les copains attendaient. La mère ou plus rarement le père rentrait seul à la maison, sans rien dire. La crise avait eu lieu la veille, et concernait le temps perdu. Parfois, nos trois familles se retrouvaient convoquées le même jour. Un brin de folie animait la scène. Mondanités et reproches volaient de chaise en chaise dans le parloir. La mère de Jérôme était enceinte et ma mère portait un nouveau-né. La proximité des maisons n'entraînait aucune familiarité. Ces femmes ne s'invitaient pas pour prendre un café, ne s'échangeaient pas leurs enfants pour sortir: elles construisaient autour d'elles une palissade de sourires et de silence destinée à empêcher le regard de l'autre chez soi. Les chemisiers pimpants et les coiffures laquées encourageaient à minauder. Et nous, les enfants,  faisions semblant de ne pas nous connaître. C'est tout cela qu'en entrant pour la première fois dans la maison Jérôme avait laissé glisser de ses poches sans même s'en rendre compte.

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2 avril 2012 1 02 /04 /avril /2012 12:16

J'y étais hier.

 

J'allais y vérifier l'inanité de quelques idées reçues.

 

"L'art est ouvert au monde, il permet de comprendre, il introduit les notions d'altruisme, d'intelligence, de créativité dans un monde mercantile"

 

Ils étaient mettons une trentaine, et ils s'ennuyaient, en brochette attelés à leur production, des livres à thème régionaliste.

 

Les mots "cadavre exquis" ou "surréalisme" ne disaient rirn à la plupart, pire, ils ne piquaient pas leur curiosité.

 

Aucun n'est sorti du rang pour jeter un coup d'œil aux autres, les voisins ne se parlaient presque pas.

 

Beaucoup étaient sourds. L'éditeur qui avait mis la main sur la manifestation lançait interview sur debat par le truchement d'une sono imbécile : les sons déformés interdisaient donc tout dialogue auteur-lecteur.

 

Pire si on captait un mot et qu'on voulait connaître le déroulement du disvurs, le brouhaha nous rebutait.

 

Le public lui-même était autiste. Il passait, certes peu nombreux,mais  inquiet si on lui offrait quelque chose, texte ou macaron : se serait-il agi d'un tract ? d'une tentative de soudoiement ?

 

Quant à la vente, je doute que plus de trois livres aient été vendus par auteur, quoique les polards ont sans doute séduit plus de lecteurs.

 

Il manquait à tout cela plus de joyeuseté, plus d'humour, on sentait que chacun exosait au grand jour ses propres frustrations, un travail d'archiviste mal reçu, mal rémunéré. L'éditeur avait également la prétention de produire des livres avec photo : des reproductions pâlotes, attristante quand on connaît la minutie avec laquelle les artistes travaillent leurs noirs-et blanc, leurs couleurs. Et des maquettes sans génie.

 

Par quelque facétie, deux ou trois très jeunes apprentis acteurs nous ont soudain sorti une scène de Phèdre. L'inculture générale devait à eux aussi paraître flagrante puisqu' ils l'ont précédée d'une introduction raconter l'intrigue.

 

Pourquoi soudain Phèdre ? Pourquoi pas Francis ou Jean Luc  Gag ?

Du coup alors que je partais, a retenti une Nissa la Bella bienvenue !

 

Question : Combien parmi le public et les intervenants ont eu leur bac ? Qui s'en souvient ? Qui a lu Maupassant ?

 

 

 

 

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2 avril 2012 1 02 /04 /avril /2012 10:56

Cette simplicité de part et d'autre ressemblait à une rencontre à l'étranger. Entre des personnes qui ne se retrouveront jamais. Sachant l'un et l'autre qu'ils se reverraient souvent, lui le dos rompu par ses livres et elle assise à son bureau, la scène est plus délicate. Mais c'est ainsi. Elle avait eu envie de bavarder de cinq à six avec ce jeune garçon sans manières, vraiment sans éducation. Quelques jours après, au sujet d'un roman qu'il avait à étudier, elle proposa de le lui prêter. Il était si maladroit en franchissant la grille et en pénétrant dans le salon par la porte-fenêtre qu'elle faillit le renvoyer. Trouver une excuse. Lui dire que finalement elle n'avait pas cet ouvrage. Il n'avait même pas conscience de cela. Il regardait autour de lui pour la première fois quelque chose d'aussi impossible qu'une bibliothèque privée. Une collection de livres pour soi seul. Un luxe qu'il n'aurait pu soupçonner, habitué qu'il était à la collectivité, aux biens républicains recouverts de plastic transparent. Et du fait que chez lui, si on lisait un livre on ne le relisait pas, on le donnait ou on le jetait. Le livre ne lui était  de prime abord pas destiné. Il siégeait dans son imagination avec le compotier de cristal et la petite cuiller en argent, avec la montre gousset des grands-pères et la croix de communion des grand-mères.

Chez lui, il y avait du doré, de l'argenté, des magazines et des romans-photos. On lisait quand on n'avait rien à faire ce qui ne se produisait jamais. Les filles imitaient leur mère et les garçons leur père. On copiait un modèle à l'infini. Les mariages n'apportaient pas de grand changement: on n'allait pas aux bals des autres quartiers. C'est pourquoi, ne lisant pas chez lui, il n'avait feuilleté que les livres de l'école, et n'avait lu à voix haute que pour montrer ses progrès aux parents venus le dimanche partager la flognarde et le vin pétillant.

 

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30 mars 2012 5 30 /03 /mars /2012 09:02

Hortense tirait les ficelles d'un petit monde bien étrange pour la province et pour son âge. Nous lui accordions la trentaine. Elle ne croisait jamais nos mères, elle ne fréquentait ni les marchés ni les boutiques. Nous ne buvions rien chez elle. Elle ne nous offrait que cette heure dans sa bibliothèque. Toutes les autres portes de la maison restaient fermées. Nous n'entendions jamais le téléphone sonner. Elle ne laissait pas de lettres sur la table. Impossible de savoir rien d'elle.

 

Le premier d'entre nous qui la rencontra, le fit en croisant son regard par la fenêtre. Entre lui et elle, une haie juste taillée et quelques buissons fleuris. Il était resté plus longtemps que nécessaire à admirer la façade en pierre où du lierre s'accroche.  Elle l’avait hélé de son fauteuil et il lui avait répondu qu'il passait en revenant du collège. Elle le savait bien, parce qu’elle l'avait déjà remarqué. Il avait ajouté qu'il habitait presque au pont. Comment s’appelait-il ? « Jérôme ».

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