63. son instinct de survie il le perçoit à l'attachement qu'il porte à sa langue, tout en y décelant quelque chose de trouble, comme s'il n'avait pas totalement réussi son entreprise de démolition, non la langue reste incandescente, une odeur, un son la ranime, il la chuchotait le jour et la rêvait la nuit, elle intervenait sans crier gare, chatoyante, son chant faisait jailllir des larmes, car ce n'était pas seulement le sien mais celui de ses parents et de sa sœur, c'était Petite femme aimée au parfum de verveine, sa voix libre quand ses mains attachées à l'ouvrage ou étirant la pâte feuilletée, et lui en retour Salut! demeure chaste et pure où se devine la présence d'une âme innocente et divine, là, assis sur un rocher, le troupeau éparpillé devant lui, les yeux loin cherchant dans le jour qui fléchit un peu de vert pour se reposer, il demeure plus longtemps ce soir, aucun désir de revenir au village, tout le monde se rassemble devant lui, il leur parle doucement, inutile de vous précipiter, il fait bon ici, couchez-vous, demeurez, nous rentrerons au clair de lune car elle est pleine, il cherche dans sa mémoire quelque chose à réciter, rien ne vient, une multitude d'impressions surgissent, une balade de Rousseau dans les Alpes avec la nomenclature des espèces botaniques, la manière dont on célébrait la poétique des ruines, un petit texte de Camus sur Tipasa, les couleurs étincelantes dont Flaubert parait l'Afrique, tout est loin, loin, comme un mirage, les visages aimés n'existent plus du tout, c'est leur carnation qui soutient son souvenir, le rose, le blanc, l'épaisseur, la fragilité de ces peaux familières
trop éloigné pour avoir rien entendu, ou bien des aboiements qui n'ont pas attiré son attention, il est resté à l'écart jusqu'au milieu de la nuit, il faisait tiède, sifflant, les chiens s'ébrouent, la masse se met en marche, formant un torrent de laine blanche tumultueux, il choisit l'oued à sec pour canaliser les bêtes, il faut une heure pour rejoindre les premières maisons, une toute petite heure pour s'émouvoir d'un silence pesant, dans l'enclos il resserre le troupeau, vérifie l'abreuvoir, ferme le portail
dans la nuit de jeudi à vendredi, des hommes armés inconnus ont investi le village et ont procédé systématiquement à l'assassinat des cinq familles qui y habitent depuis des siècles, auxquels n'ont échappé que quelques habitants
la terreur l'a rattrappé, il comprend qu'il faut partir, le temps est peut-être venu de choisir une destination occidentale, Nice sans doute dont il n'a plus aucune nouvelle depuis sa désertion quand se laissant tomber en roulant parmi les buissons, puis demeurant presque vingt-quatre heures immobile, il a fini par rencontrer un paysan, par discuter avec lui, par se faire conduire au premier poste du FLN, prêt à y mourir s'il ne parvenait pas à s'expliquer, d'abord espion, obligé de donner des garanties, de fournir des renseignements, des mouvements dont il avait eu connaissance, des chiffres concernant les engagements, le matériel, enfin un traître, il ne se rase plus pour ne plus se regarder dans la glace, il se fait peur à voir, trahir il ne dit pas la France, ou les ordres mais mettre en danger ses copains, ouspyenir ceux dont il estime la justesse du combat, c'est le seul choix qu'il lui reste, et même quand il pense aux innocents, il en voit des centaines qui le pointent du doigt, des Français d'Algérie, des appelés, des Algériens, et c'est à lui de nommer ceux qui seront sauvés, il le fait en son âme et conscience mais se retient d'en vomir, rien à voir avec une guerre contre les envahisseurs, ici ce ne sont que des civils, chacun paie pour un crime ancien, récurrent, immémorial, peut-être pas pour son propre ancêtre mais pour celui du voisin qu'on n'a pas eu le courage de dénoncer, pour un système politique, pour les conséquences de la perte des territoires de l'Est, quand réfugiés en 1870 la France leur a offert l'Algérie pour installer ces rapatriés, et même les Espagnols par leur émigration ont pu devenir français, se croire aussi français que les autres, même les Juifs, quarante ans ont passé, il va d\'ebarquer à Marseille et prendre un train pour Nice
Dans son cœur, il s'agit encore des années de son avant guerre, lorsque quittant le lycée il se fourvoyait Jardin Albert 1er en un temps où celui-ci rivalisait avec Hydes Park, autour des Occitanistes, lutteurs acharnés pour sortir de l'Etat français, soutenant les minorités, et bien entendu non seulement le FLN mais surtout les Berbères, c'est là qu'il s'est forgé une conscience, mais sans aller jusqu'à oser devenir réfractaire, révulsé à l'idée de ne jamais revoir les siens s'il choisissait cette voie, il imaginait avec naïveté donner à la guerre une autre direction, convaincre ses camarades de faire autrement, créer au sein de l'armée grâce à la jeunesse idéaliste qu'on y incorporait, un mouvement pacifiste capable d'utiliser la force militaire pour en quelque sorte imposer la paix, mais parmi ses frères d'arme il en trouva si peu capables de l'écouter sans le trahir qu'il finit par se taire tout à fait, soucieux de préserver le secret dont s'entourait le petit nombre de ceux qui y risquaient leur vie, il découvrait combien la nationalité métropolitaine différait de celle qu'on avait attribué, fallacieusement ?, et l'étrangeté du lieu confondue avec celle de la population, quelle qu'en soit l'origine d'ailleurs, laissait les recrues sans voix, parfois même avivait leur jalousie, ils allaient au combat non pas tant pour défendre des compatriotes que pour maintenir avec l'ordre une présence coloniale et d'une certaine façon l'autonomie énergétique de la France, celle dont la perte allait conduire au développement du nucléaire, dont les essais dans Sahara semblaient déjà prédire l'envol et avouer que la perte de l'Algérie était entendue avant même la Révolution, que la France allait rentrer dans ses frontières, que pour rêver un au-delà il fallait se tourner vers l'intelligence, la pensée, et réouvrir les Pyrénées après Louis XIV, comme le Rhin s'ouvrir à l'Est
de quelle ville s'agit-il, plus du tout celle de Grégoire, tout juste celle de Virgile il ne cède pas à la nostalgie, sa mémoire dessine un trajet, il sort de la Gare, prend le boulevard Raimbaldi, l'escalier, il ne reconnaît rien, la voie Mathis et Chagall n'existaient pas, il se laisse porter par la droite, longe la Villa Paradis où il apprenait le piano, continue, peu de changements depuis les années soixante, ou bien des résidences construites loin des murs d'enceinte, invisibles depuis le boulevard, il grimpe d'un pas alerte, chaque image se superpose à une autre, le voilà devant la statue de la Reine, fleurie d'un massif de pensées, comment seront ses parents, comment sauront-ils le nommer, rien de neuf au Regina, au carrefour des Arénes on y signale le Musée d'Archéologie, il continue quelques mètres, oser sonner à la grille, oser dire c'est moi, oser balbutier Maman, Papa, les entendre, les voir, sentir leur odeur, demander, Isabelle est-elle mariée ?
Isabelle !
elle lève les yeux, il y a un homme devant elle, il porte un sac sur l'\'epaule, une barbe, des cheveux longs, un jean, une chemise de toile, une veste grise, il ne l'a peut-être pas interpelée, ses mains retombent le long de son corps, il n'avance pas, au milieu de l'allée, elle ouvre la bouche mais aucun son n'en sort, ils sont face à face, ils s'interrogent du regard longuement l'un l'autre, elle pleure pour la première fois, immobile, elle pleure la mort de ses parents, elle pleure l'enfant qu'elle n'a pas eu, le non-amour, la solitude, elle pleure la désolation de toute une vie, il n'ose pas la prendre dans ses bras, puis elle lui tend la main et l'emmène lentement vers la terrasse, comme quand ils étaient enfants, ils s'asseyent sur les marches, appuyés l'un à l'autre, inclinant la tête à se caresser, la Dame a retrouvé une identité, elle la partage avec lui, murmurant mon pauvre petit frère chéri, mon Théo, tant d'années qui s'effondrent d'un seul tenant et devoir en parler, les raconter, comme avant, il était une fois une grande maison dans un pays plein de soleil, avec un homme et une femme qui avaient deux enfants, beaux et intelligents, une fée leur avait promis un destin hors du commun, mais les parents au lieu de s'en réjouir tentèrent de les cacher jusqu'à leur majorité pour les soustraire à cet inconnu, car ils les auraient voulus à leur image, travailleurs, tranquilles, amoureux, prolifiques, enfin de ces enfants sur lesquels on compte pour assurer sa vieillesse non tant matériellement qu'affectueusement, mais la fée contrariée par leur réaction commença à appliquer sa vengeance, d'abord en leur enlevant leur fils, puis en modifiant le caractère de leur fille afin qu'elle ne connût pas l'amour, et comme ils ne se laissaient toujours pas abattre, elle les détruisit d'un coup de roue, en les lançant vers un platane, mais rien n'avait eu raison des orphelins raison, de leur force morale et ils se trouvaient maintenant la soixantaine révolue sur le seuil de la villa Séraphin, comme ils avaient été, ils s'en souvenaient soudain, au fond de la barque le soir, écoutant la sarabande des oiseaux, humant l'air parfumé.