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26 mars 2012 1 26 /03 /mars /2012 10:58

63. son instinct de survie il le perçoit à l'attachement qu'il porte à sa langue, tout en y décelant quelque chose de trouble, comme s'il n'avait pas totalement réussi son entreprise de démolition, non la langue reste incandescente, une odeur, un son la ranime, il la chuchotait le jour et la rêvait la nuit, elle intervenait sans crier gare, chatoyante, son chant faisait jailllir des larmes, car ce n'était pas seulement le sien mais celui de ses parents et de sa sœur, c'était Petite femme aimée au parfum de verveine, sa voix libre quand ses mains attachées à l'ouvrage ou étirant la pâte feuilletée, et lui en retour Salut! demeure chaste et pure où se devine la présence d'une âme innocente et divine, là, assis sur un rocher, le troupeau éparpillé devant lui, les yeux loin cherchant dans le jour qui fléchit un peu de vert pour se reposer, il demeure plus longtemps ce soir, aucun désir de revenir au village, tout le monde se rassemble devant lui, il leur parle doucement, inutile de vous précipiter, il fait bon ici, couchez-vous, demeurez, nous rentrerons au clair de lune car elle est pleine, il cherche dans sa mémoire quelque chose à réciter, rien ne vient, une multitude d'impressions surgissent, une balade de Rousseau dans les Alpes avec la nomenclature des espèces botaniques, la manière dont on célébrait la poétique des ruines, un petit texte de Camus sur Tipasa, les couleurs étincelantes dont Flaubert parait l'Afrique, tout est loin, loin, comme un mirage, les visages aimés n'existent plus du tout, c'est leur carnation qui soutient son souvenir, le rose, le blanc, l'épaisseur, la fragilité de ces peaux familières

trop éloigné pour avoir rien entendu, ou bien des aboiements qui n'ont pas attiré son attention, il est resté à l'écart jusqu'au milieu de la nuit, il faisait tiède, sifflant, les chiens s'ébrouent, la masse se met en marche, formant un torrent de laine blanche tumultueux, il choisit l'oued à sec pour canaliser les bêtes, il faut une heure pour rejoindre les premières maisons, une toute petite heure pour s'émouvoir d'un silence pesant, dans l'enclos il resserre le troupeau, vérifie l'abreuvoir, ferme le portail

dans la nuit de jeudi à vendredi, des hommes armés inconnus ont investi le village et ont procédé systématiquement à l'assassinat des cinq familles qui y habitent depuis des siècles, auxquels n'ont échappé que quelques habitants

la terreur l'a rattrappé, il comprend qu'il faut partir, le temps est peut-être venu de choisir une destination occidentale, Nice sans doute dont il n'a plus aucune nouvelle depuis sa désertion quand se laissant tomber en roulant parmi les buissons, puis demeurant presque vingt-quatre heures immobile, il a fini par rencontrer un paysan, par discuter avec lui, par se faire conduire au premier poste du FLN, prêt à y mourir s'il ne parvenait pas à s'expliquer, d'abord espion, obligé de donner des garanties, de fournir des renseignements, des mouvements dont il avait eu connaissance, des chiffres concernant les engagements, le matériel, enfin un traître, il ne se rase plus pour ne plus se regarder dans la glace, il se fait peur à voir, trahir il ne dit pas la France, ou les ordres mais mettre en danger ses copains, ouspyenir ceux dont il estime la justesse du combat, c'est le seul choix qu'il lui reste, et même quand il pense aux innocents, il en voit des centaines qui le pointent du doigt, des Français d'Algérie, des appelés, des Algériens, et c'est à lui de nommer ceux qui seront sauvés, il le fait en son âme et conscience mais se retient d'en vomir, rien à voir avec une guerre contre les envahisseurs, ici ce ne sont que des civils, chacun paie pour un crime ancien, récurrent, immémorial, peut-être pas pour son propre ancêtre mais pour celui du voisin qu'on n'a pas eu le courage de dénoncer, pour un système politique, pour les conséquences de la perte des territoires de l'Est, quand réfugiés en 1870 la France leur a offert l'Algérie pour installer ces rapatriés, et même les Espagnols par leur émigration ont pu devenir français, se croire aussi français que les autres, même les Juifs, quarante ans ont passé, il va d\'ebarquer à Marseille et prendre un train pour Nice

Dans son cœur, il s'agit encore  des années de son avant guerre, lorsque quittant le lycée il se fourvoyait Jardin Albert 1er en un temps où celui-ci rivalisait avec Hydes Park, autour  des Occitanistes, lutteurs acharnés pour sortir de l'Etat français, soutenant les minorités, et bien entendu non seulement le FLN mais surtout les Berbères, c'est là qu'il s'est forgé une conscience, mais sans aller jusqu'à oser devenir réfractaire, révulsé à l'idée de ne jamais revoir les siens s'il choisissait cette voie, il imaginait avec naïveté donner à la guerre une autre direction, convaincre ses camarades de faire autrement, créer au sein de l'armée grâce à la jeunesse idéaliste qu'on y incorporait, un mouvement pacifiste capable d'utiliser la force militaire pour en quelque sorte imposer la paix, mais parmi ses frères d'arme il en trouva si peu capables de l'écouter sans le trahir qu'il finit par se taire tout à fait, soucieux de préserver le secret dont s'entourait le petit nombre de ceux qui y risquaient leur vie, il découvrait combien la nationalité métropolitaine différait de celle qu'on avait attribué, fallacieusement ?, et l'étrangeté du lieu confondue avec celle de la population, quelle qu'en soit l'origine d'ailleurs, laissait les recrues sans voix, parfois même avivait leur jalousie, ils allaient au combat non pas tant pour défendre des compatriotes que pour maintenir avec l'ordre une présence coloniale et d'une certaine façon l'autonomie énergétique de la France, celle dont la perte allait conduire au développement du nucléaire, dont les essais dans Sahara semblaient déjà prédire l'envol et avouer que la perte de l'Algérie était entendue avant même la Révolution, que la France allait rentrer dans ses frontières, que pour rêver un au-delà il fallait se tourner vers l'intelligence, la pensée, et réouvrir les Pyrénées après Louis XIV, comme le Rhin s'ouvrir à l'Est

 

de quelle ville s'agit-il, plus du tout celle de Grégoire, tout juste celle de Virgile il ne cède pas à la nostalgie, sa mémoire dessine un trajet, il sort de la Gare, prend le boulevard Raimbaldi, l'escalier, il ne reconnaît rien, la voie Mathis et Chagall n'existaient pas, il se laisse porter par la droite, longe la Villa Paradis où il apprenait le piano, continue, peu de changements depuis les années soixante, ou bien des résidences construites loin des murs d'enceinte, invisibles depuis le boulevard, il grimpe d'un pas alerte, chaque image se superpose à une autre, le voilà devant la statue de la Reine, fleurie d'un massif de pensées, comment seront ses parents, comment sauront-ils le nommer, rien de neuf au Regina, au carrefour des Arénes on y signale le Musée d'Archéologie, il continue quelques mètres, oser sonner à la grille, oser dire c'est moi, oser balbutier Maman, Papa, les entendre, les voir, sentir leur odeur, demander, Isabelle est-elle  mariée ?

Isabelle !

elle lève les yeux, il y a un homme devant elle, il porte un sac sur l'\'epaule, une barbe, des cheveux longs, un jean, une chemise de toile, une veste grise, il ne l'a peut-être pas interpelée, ses mains retombent le long de son corps, il n'avance pas, au milieu de l'allée, elle ouvre la bouche mais aucun son n'en sort, ils sont face à face, ils s'interrogent du regard longuement l'un l'autre, elle pleure pour la première fois, immobile, elle pleure la mort de ses parents, elle pleure l'enfant qu'elle n'a pas eu, le non-amour, la solitude, elle pleure la désolation de toute une vie, il n'ose pas la prendre dans ses bras, puis elle lui tend la main et l'emmène lentement vers la terrasse, comme quand ils étaient enfants, ils s'asseyent sur les marches, appuyés l'un à l'autre, inclinant la tête à se caresser, la Dame a retrouvé une identité, elle la partage avec lui, murmurant mon pauvre petit frère chéri, mon Théo, tant d'années qui s'effondrent d'un seul tenant et devoir en parler, les raconter, comme avant, il était une fois une grande maison dans un pays plein de soleil, avec un homme et une femme qui avaient deux enfants, beaux et intelligents, une fée leur avait promis un destin hors du commun, mais les parents au lieu de s'en réjouir tentèrent de les cacher jusqu'à leur majorité pour les soustraire à cet inconnu, car ils les auraient voulus à leur image, travailleurs, tranquilles, amoureux, prolifiques, enfin de ces enfants sur lesquels on compte pour assurer sa vieillesse non tant matériellement qu'affectueusement, mais la fée contrariée par leur réaction commença à appliquer sa vengeance, d'abord en leur enlevant leur fils, puis en modifiant le caractère de leur fille afin qu'elle ne connût pas l'amour, et comme ils ne se laissaient toujours pas abattre, elle les détruisit d'un coup de roue, en les lançant vers un platane, mais rien n'avait eu raison des orphelins raison, de leur force morale et ils se trouvaient maintenant la soixantaine révolue sur le seuil de la villa Séraphin, comme ils avaient été, ils s'en souvenaient soudain, au fond de la barque le soir, écoutant la sarabande des oiseaux, humant l'air parfumé.

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25 mars 2012 7 25 /03 /mars /2012 11:16

61. une ville de province, décriée comme sans doute pas une, mais tellement désirable, ce sont les artistes qui veulent son bien, ils le veulent pour sa splendeur quand elle s'étale comme une traîne de mariée blanche et rose, la tête dans la verdure et les pieds dans la mer, une main ouverte vers la France et l'autre vers l'Italie, si libre de droits pourrait-on dire, chacun se l'approprie, en voit ce qu'il veut, et rejette ce qui ne lui plait pas

chacun pense tout haut si cette ville était la mienne ce serait une œuvre d'art universelle, et jusqu'aux nouveaux Russes

 elle les laisse dire et se tait car Nice est patiente, blasée par tant de courtisanerie, elle s'abandonne mais qui aura son cœur ?

Lucile traversait Massena, émue de sentir ses cuisses enveloppées de shantung grège et la taille prise dans un drapé savant dont les pans s'envolaient autour d'elle, cette robe, elle l'avait inventée pour une Italienne qui l'avait emportée à Rome et s'en était faite une pour elle-même, pour l'unique jouissance de la matière bruissant sur sa peau, plus intéressante que le pur satin

elle ne saurait dire pourquoi malgré les redoutes, les charivari, malgré la position des Mareuil, malgré la villa Séraphin et les fêtes que Virgile s'impose à donner pour distraire sa fille, alors que dans Nice les fortunes montent avec les échafaudages et que Torpédo et Bugati se coursent sur des boulevards presque vides, les hommes ne savent plus comment déchaîner leurs passions, qu'on ne leur parle ni de clémence, ni de retenue, ils bouffent  à s'en faire pêter la sous-ventrière, le champagne se boit par douze, et cet appétit gargantuesque Lucile le regarde avec horreur, il n'est que son père dont elle admire la prestance, l'ironie, et pour tant l'aimer elle échappeà toutes les demandes en mariage, car la mort d'Edith à trente-huit ans, en tombant de cheval, a brusquement créé comme une sorte de couple improbable, chacun se promettant de vivre pour l'autre

parfois la Dame se sent investie du devoir de la défendre, cette ville, quand invitée par des Parisiens, en butte aux railleries, mais pas seulement, car on ne rit pas face aux accusations, vous êtes niçoise, ah! la belle ordure, votre Maire, et la paresse des Niçois est l'egendaire, c'est comme leur malhonnêteté, c'est comme l'impudeur de leurs femmes, non, vous savez, quand on a le soleil, les palmiers, on ne demande pas de subventions à l'Etat, et plus tard, animant un atelier d'écriture pour les employés d'une grande société nationale, Mesdames, intervient le délégué du syndicat, je pense que vous avez des choses à dénoncer, ne pas savoir quoi dire, avec l'indécence de cette richesse autour de vous, il ne dit pas la pègre internationale ni une population interlope mais n'en pense pas moins

toujours les strates, le découpage, on ne fait pas un pas sans y être obligé, on se trouve constamment ramené à la question de l'origine, c'est une ville où jamais l'assimilation ne permet d'oublier d'où l'on vient, nationalement et idéologiquement car c'est la ville elle-même dans sa conception, dans sa topographie qui nous réinterroge, qui es-tu, pourquoi as-tu choisi, accepté d'habiter ici ou là, Cessole ou Saint Philippe, l'Ariane ou Bon Voyage, Carras ou Saint Roch, et avant toi tes parents et grands-parents, où ont-ils atterri de la route du sel ou de celle du Var ?

moi, je ne suis pas d'ici vous savez, je n'en suis pas du tout, d'ailleurs je n'ai aucun accent, je ne suis de nulle part, n'ayant jamais fricoté sur les bancs d'une école je n'ai pas de condisciples, je suis nomade, une nomade impénitente qui pour ne pas voyager n'en ai pas moins parcouru plus d'espaces que certains, je me suis noyée dans des océans, j'ai rampé sous la terre et hissée dans un baobab j'ai regardé sans flancher mourir des peuples entiers qui n'en pouvaient mai de repousser le sable avec leurs mains, mais eux-mêmes on les boutait hors de leurs territoire, on achetait ce qui était négociable et s'ils ne vendaient pas leurs organes ils vendaient ce qui les nourrissait, et la Dame pose sur son téléphone portable un regard résigné, persuadée de sa culpabilité, elle pense sérieusement qu'elle est internée au monde, menottée, là, dans la villa Séraphin, à qui soustrait-elle l'air qu'elle respire, de qui vole-t-elle le pain, en permettant à celui-ci de travailler, comment ne pas se repentir du mal que l'on fait en amont à des hommes, à la nature toute entière, des sanglots lui échappent, il n'est que de disparaître, n'est-ce pas, je n'ai ni mis au monde ni préservé la vie et vivant j'assassine quelqu'un chaque minute, au loin, quelqu'un que je ne connais pas, un enfant dans les favellas, couché dans une rue indienne, prostitué sur une île paradisiaque, je le tue aussi sûrement que si de ma propre main je mutilais son corps, simplement en vivant ici, dans cette belle ville lumineuse, propre, qu'on nous envie, on nous écrit de Toulouse Comme vous avez de la chance vous avez Sainte Rita, oui, elle et Notre-Dame de Laghet à proximité qu'on peut encore rejoindre à genoux, voilà une idée qui plait à la Dame quelques heures, pourquoi pas afin d'expier

ce qu'elle n'entend pas, le battement du cœur de son frère caché depuis quarante ans dans le djébel, même pas marié, amputé de tout sentiment si ce n'est celui de la honte, si forte qu'elle l'oblige à refouler tous les autres, à ne pas accepter de souffrir lui-même, à ployer ses paupières sur son regard, oublieux des études de philosophie, de sa passion pour le langage, l'image, l'échange, et sous sa djelaba devenu le plus simple ouvrier maniant la pelle au four, la bêche au jardin, la truelle au chantier, et même la fronde pour ramener les brebis, homme à tout faire du village, silencieux comme un sistercien, pauvre comme Job, le frère de la Dame n'est ni mort ni vivant, il est devenu l'objet de sa contrition, sans espérer de rédemption, il ne perçoit aucune offense, sorte de moine laïc, il dort au bout du village dans ce qui fut la maison du lépreux

le muezzin lui donne l'heure, la paie qu'on lui remet compte les semaines, et c'est au soleil qu'il nomme les mois, quand soudain le cri d'un mouton sonne la nouvelle année, alors il accepte les gâteaux de miel

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24 mars 2012 6 24 /03 /mars /2012 08:38

59. Il existe tout en bas à l'est de la France une enclave, une petite bourse à peine effilochée en bord de mer et remontant vers les Alpes par une sorte de houpette, si bien qu'on pourrait en parler en terme de ludion, ces trucs qui s'agitent sous le courant, et en effet le moindre libeccio, le plus petit mistral, le levant et même des bouffées de sirocco, tout cela a son importance, réveillant les humeurs, les catarrhes, charriant d'énormes masses de pollen, le jaune du mimosa qu'on voit voleter dans la ville, et si on croit s'en sortir en allant sur la Promenade, c'est folie, une sorte de capillarité promène parmi nous un air saturé d'embruns dont les arbres du Jardin Albert 1er doivent se sentir tout salés tandis que les cormorans et les mouettes rieuses planent maintenant loin vers les hauteurs colonisant les immeubles des résidences et effrayant les animaux quand leur encâblure  jette un voile d'ombre assorti du fasseyement bruyant de leurs ailes sur les fougères et les camélias

l'azur est une couleur qui n'existe pas, elle s'inspire du ciel et de la mer qui l'un comme l'autre se renvoient une image factice, mobile

il y a de l'amour pour cette terre par compassion et elle-même n'en éprouve-t-elle pas envers ses habitants dont l'origine est toujours lointaine, pas toujours paradisiaque, mais dont quelqu'un de leurs ancêtres dût s'enfuir, et même, comble de leur situation, la ville tout entière a dû être convaincue de s'exiler : elle a voté cela par le simple mouvement de quelques pékins transporteurs de frontière

pourtant la nostalgie n'est pas ce qui caractérise les Niçois, ou bien celle qui a trait à une sorte d'Eden disparu, englobant les belles architectures détruites au profit des promoteurs, les collines disparues sous le béton et surtout ce qu'on appelle la belle vie, la bonne vie, la nonchalance, la merenda sur le pointu, les tomettes qu'on asperge et qui restituent la fraîcheur indispensable à la sieste, les grandes terrasses ombragées de la place Masséna devant l'ancien Casino, tout cela bien visible sur les photos de Giletta mais où il est difficile de distinguer les autochtones des hivernants car tout le monde spécule et tout le monde négocie : l'image des travailleurs à la tâche jette un froid sur ces regrets

mais vu de la villa Séraphin, le monde n'a pas la même allure, Grégoire y allait pour s'en éloigner, Armand pour y aimer, Virgile pour mettre un abîme entre lui et son frère, la Dame pour y rêver sa vie

vu de la villa, Nice est un beau panorama qu'on devine à peine, rienà voir avec la vue depuis Gairaut, ou depuis le Monastère, entre la ville et elle il y a Cemenelum, c'est à dire comme deux mille ans d'écart, voire le Musée Matisse occultant par le geste artistique ce qui est pour d'autres la vérité vraie, et dans la maison-même, on trouve les strates de la vie de Nice sur les murs, aquarelles et peintures, portraits et paysages, comme ces vendanges roses et mauves où les paysans rejouent le déjeuner sur l'herbe, juste de l'autre côté du chemin, enfin d'un chemin depuis longtemps effacé

et dire j'aime Nice, j'aime cette ville, c'est toujours en aimer le fantôme, le mirage, c'est aimer sa propre Nice, celle qui nous a nourri de l'espérance d'un jour heureux, dans la nuit, sortant guillerets de chez Mania après avoir joué aux allumettes en imitant Pitoëff et Seyrig, les éclats de nos rires agitaient le sommeil des riverains, les vieux moteurs chauffaient, les deuches oscillaient comme îvres elles aussi et si deux d'entre elles prenaient la même rue alors de portière à portière on s'apostrophait encore, criant si la vitre se rabattait sur nos doigts

et à pied nous marchions longtemps vers le haut de Carras, en bas une épicerie arabe était encore ouverte, et tout en grimpant on voyait des trouées de plus en plus nombreuses entre les bâtiments jusqu'à ce qu'il ne s'agisse plus que de petites villas perdue, accrochées à leur restanque, et de jardins à potager où le mot-même de pelouse aurait sonné comme une insulte, non, viens voir mes courgettes, mes oignons, mes tomates, au pire un rosier qui grimpe, mais pas de ces nouveautés qu'ils nous importent, tiens prends-le dans ta main ce citron, soupèse, hume, c'est pas juteux ? et sur le pas de la porte au petit jour, épuisés d'avoir refait le monde dans la cave de la Malinka où la vieille russe pour avoir trop bien vécu termine derrière son comptoir d'affiner son cancer du poumon, reprenant pour elle l'inch Allah, nous n'en finissons pas de terminer la discussion, de regarder fondre le dernier glaçon

en ce temps-là la Dame ne dormait pas toujours à la villa, mais squattait un lit partout où ses pas l'avaient conduite côte à côte avec le dernier causeur, celui qui lui racontait le mieux de quoi la ville allait être faite, comment la couleur s'y installerait pour raviver les façades, comment Nice serait à la fois Berlin, New-York, Paris, Milan, tant ils la voulaient comme les robes de Peau d'âne, changeante avec le temps

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23 mars 2012 5 23 /03 /mars /2012 09:57

57. la Dame entend marcher dans l'allée, c'est son hôte itinérant qui revient pour une ou deux nuits, il ne supporte pas l'enfermement, il voit de la contrainte dans le confort qu'on lui octroie, il craint d'être conduit à la reconnaissance et pour y échapper il aboie, il entre dans la pièce du bas et s'endort, elle ne saura ni d'où il vient ni ce qui lui est advenu, le trajet qu'il a effectué entre avant-hier et ce soir, rien si ce n'est la fatigue extrême, elle prépare un bouillon de poule en décongelant celui qu'elle confectionné avec une carcasse de rôti, y joint des vermicelles, du pain et du fromage, un fruit, elle frappe à la porte, il râle mais se redresse, elle pose sur la table ce repas frugal et se retire sans un mot, leur relation est aussi simple que cela, ils n'en attendent rien, c'est un pur instinct qui les anime, les voisins s'émeuvent de cette promiscuité, pour la première fois depuis quinze ans, celle de gauche lui parle à travers la haie, vous n'avez pas peur ?

 

de quoi s'inquièterait-elle, plus personne ne l'attend, si elle mourait maintenant, dans quelque circonstance que ce fût, aucune émotion et son corps aux indigents justement et c'est cela qui la lie à cet homme, bien qu'elle ait pignon sur rue et qu'il n'ait pas d'adresse, ils seront tous les deux abandonnés aux soins des fossoyeurs, elle n'en pipe mot à la voisine mais la rassure, c'est un homme très bien mais le chômage l'a mis à la rue, plus d'argent vous comprenez, elle n'en dit pas plus et l'autre se retire, se promettant d'avoir l'œil, d'appeler la police au moindre signe suspect, ces petites vieilles se croient encore avant guerre quand on ne fermait pas les maisons, mais les temps ont changé etc.

la première d'atelier, une femme brune, cheveux serrés en chignon, lunettes d'acier, une forte personnalité, tenait l'affaire à bout de bras, cependant attentive à la mine des filles, débusquant une grossesse avant l'int\'eressée, prenant les devants pour vérifier que tout se passait bien, allant causer au patron, un Italien de San Remo, s'il le fallait, Lucile l'admirait, or un matin son arrivée provoqua un remou dans la pièce, toutes les aiguilles restèrent suspendues, elle avait cousu sur sa veste l'étoile règlementaire

elle jeta un regard circulaire et les travaux reprirent sans qu'un mot fût prononcé mais à l'heure du déjeuner, Lucile prit son courage à deux mains et lui demanda s'il était vraiment indispensable qu'elle jouât ainsi le jeu de l'ennemi, oui mon petit, pour être avec et comme les autres et c'est comme les autres qu'elle dût démissionner,  c'était d'ailleurs un signe de bienveillance de la part du directeur qui, de cette façon, lui évitait d'être arrêtée en plein ouvrage, comme les enfants de Calmette que leurs camarades avaient vu partir encadrés par des hommes en civil

Myriam, je peux vous loger chez nous quelques jours avant que nous trouvions une solution, et puis moi aussi, je démissionne, je suis incapable de rester dans cet atelier sans vous, en vous sachant en danger, mais surtout je ne pourrais plus croiser le regard des autres demeurées immobiles, expliquant qu'il s'agissait d'une mesure policière à laquelle on ne saurait s'opposer sans risque, d'ailleurs de quoi s'agissait-il sinon d'un signe de reconnaissance, ne pas en faire tout un plat
 
 bras dessus bras dessous elles grimpent jusqu'à la villa Séraphin, Lucile est rouge d'indignation, et maintenant la Dame comprend le départ précipité, la visite chez Albert, le compromis, ils ont cédé la villa Seraphin à l'ennemi délibérément, la lettre posée sur la table devant la Dame continue, adressée à un évèque par Lucile qui espère en recevoir une réponse, car la question de l'antisémitisme de certains Niçois ne la quitte plus, elle lui avait déjà soulevé le cœur lorsque, dînant chez une cousine Biaggio, un certain monsieur Darquier de Pellepoix s'était emporté, demandant pour les Juifs l'expulsion ou la mort 
   
 nonobstant le fait que ses propos n'ait pas recueilli d'approbation visible, le seul fait qu'il n'ait pas été  sommé de quitter la table par Angelina avait sonné la fin de leur petite amitié, on était en mai 1937 et Darquier était venu à Nice pour le Comité anti-juif, souligne-t-elle, plus loin elle note combien les actes antisémites dont elle a eu connaissance doivent seulement aux convictions françaises, et que les occupants Italiens n'y prêtaient pas tooujours la main
 
bien plus tard en enquêtant sur cete période tragique, elle avait compris que le mari d'Angelina appartenait aux milices, pourtant c'est un autre Baggio, propriétaire à la Bolline dont elle était allée quérir la protection qui avait enrôlé Myriam pour accompagner quelques enfants vers la Suisse par une succession de relais et mille circonvolutions, pénétrant dans des cloîtres de monastères isolés dans les Alpes, voilà ce que dit le journal, recopiant un mot de son cousin, nous savons qu'elle parvint à destination, lors de cette première mission mais ensuite nous perdons sa trace et nous craignons vivement qu'ayant choisi cette action elle ne fût finalement capturée
  
 la Dame reste rêveuse devant ce destin d'abord tout simple, un travail minutieux, une certaine autorité, l'élégance, la fréquentation des femmes les plus fortunées, et peut-être Myriam eut-elle la surprise d'en croiser mais sans reconnaître ce corps dont elle savait les écueils, une épaule plus ronde, une taille basse, une hanche qui rebique, des salières que le tulle allait voiler, eh bien tout cela, ce corps émouvant sur lequel on pose des épaisseurs de taffetas, des lainages tendres, cette jambe si joliment tendue de soie par les jaretelles assorties à la robe, pourpres sous le noir, jaunes sous le vert, tout comme le bustier auquel on confie le soin de modeler la poitrine mais qui se pare de tous les artifices, les velours et les soies, les broderies, les dentelles
   
 elle avait regardé ses clientes avec passion, cherchant en suçant son crayon comment ajouter u suppléer à la beauté, car elle estimait que tout corps avait sa chance d'être beau, à tout âge, mais voilà qu'aujourd'hui dans l'horreur du camp, et même lorsqu'il s'agisssait de  jeunes filles à peine arrivées, l'idée qui était la sienne sombrait aussi, engloutie par l'abjection où on les plongeait, Myriam, chuchota une personne aux cheveux courts, aux pommettes saillantes, Madame Hirsch, s'inclina-t-elle vers le châlit et dans le Stalag, d'un seul coup, et dans leurs yeux seuls, les palmiers de la Promenade des Anglais furent agités d'un coup de Mistral qui les rabattit dans les bras l'une de l'autre, il y eut du bleu, du ciel, du vert, des mouvements d'air embaumé, une fraction de seconde avant les sanglots

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22 mars 2012 4 22 /03 /mars /2012 14:04

 55. elle leur fait admettre que la langue ainsi traitée, quelle qu'elle soit, est laminée, qu'on ne distingue pas Molière de Rousseau, Queneau de Cendrars, tant la scansion radicale qu'on leur fait subir ressemble à un lavage de cerveau, mais c'est de leur cerveau qu'il s'agit
 
 aussi bien leur suggère-t-elle d'inventer un rythme pour chaque auteur, pour chaque texte, afin de le clarifier, de le rendre plus brillant, plus accessible, elle trouve dans une boite les fiches qui lui servaient pour ses cours et les regarde avec plaisir, leur format, le quadrillé, les titres soulignés en rouge, les notes en marge, elle s'étonne d'avoir manifesté une telle constance, un tel soin, elle qui n'est pas très organisée, une fois à la retraite, elle s'était engagée à lire comme ça dans un hôpital pour personnes âgées, bénévolement, prenant le plus grand soin pour articuler,  lancer la voix, et dans la maison elle s'exerçait, marchant son livre à la main, sans crier vraiment mais portant le texte en travaillant sa respiration comme un chanteur, elle cherchait parfois des auteurs contemporains qui ne ponctuaient presque pas leur œuvre afin de s'imposer des contraintes, ravie de ce qu'elle avait réussi à tenir son souffle jusqu'au bout de certaines phrases qu'il ne fallait pas interrompre et on comprend peut-être mal pourquoi la Dame dans toute sa vie, sans amour recherché, sans rencontre furtive, n'a connu de bonheur que dans ces moments d'abandon à la lecture

il y a, disait Juliette, des gens qui n'atteignent jamais la surface d'eux-mêmes, et ses doigts caressaient les cheveux d'Armand, au soir de leur vie, cet homme qu'elle aimait et qui restait à distance de leur amour, plongé dans l'hébétude depuis cette enfance volée, et ce qu'elle entendait par là c'est justement la distance qui sépare la peau de l'esprit, pour certains, un abîme, un désert, ce qui se passe sous la peau, ce que les muqueuses, les organes sexuels devraient renvoyer de ce qu'on appelle le plaisir demeurait enfoui, rien de ce qui devrait exciter les neurones ne leur parvient, la pensée pendant tout ce temps est ailleurs, elle cherche peut-être désespérément à localiser quelque chose, à le nommer, à s'intéresser au moins au phénomène, mais non, le corps réagit mais on n'en capte rien, ce qu'on semble éprouver nous a été imposé par la culture, on sait bien trop sûrement ce que l'on doit ressentir, on peut en parler des heures, on peut citer des auteurs, on peut s'émouvoir enfin de l'émotion des autres, et voici que notre vie pour avoir été détournée, reçoit d'autres sources le plaisir qu'elle ne trouve plus en elle

pourquoi la villa Séraphin avait-elle finalement abrité tant de destins déracinés, de Sestus le désespéré, de Grégoire l'inervé, d'Armand le mal né, d'Edith l'exilée, de Lucile la captive, jusqu`à la Dame enfin la résignée, personne n'oserait en déduire qu'il s'agit d'une implantation, d'un sol, d'un climat, mais quand même quand on longe cette villa aujourd'hui nouvellement réhabilitée comme on dit, on est forcé de se demander de qui il s'agit, elle intrigue, elle est maintenant que tout a été rasé, bâti d'horreurs sur lesquels les constructeurs niçois n'ont pas eu honte de faire figurer leur nom, donnant à rire sur leur dos pour des générations, n'ayant eu aucune audace alors que dans le monde  Mallet-Stevens, Gropius, Niemeyer, et ce qui s'ensuivit après Le Corbusier révolutionnaient l'architecture, et qu'on avait vu à Nice comment la baroquisme faisait fleurir les idées les plus folles, jusqu'à ces belles bâtisses, l'Escurial ou  Gloria Mansions, enfin, pas ces choses qui, déparant  l'environnement   contribuent  à en faire oublier la splendeur

les yeux bien exercés savent encore  découvrir les restes des oliveraies détruites simplement en calculant la distance entre deux arbres, et voici, que la villa Séraphin n'est que la mise en exergue du destin niçois, être la terre des déracinés alors que construire son manoir,  son bastion des Indes  ou son château Renaissance ne comble pas le vide entre l'origine et ce petit territoire méditerranéen dont le climat, pour agréable qu'il soit, ne replacera jamais la neige ou le brouillard qu'on a fui et qu'on regrette

ils posent leur cul sur les chaises bleues, leurs yeux sur la mer, ce qu'ils y voient, ce sont des plaines, des casbahs, ce qu'ils entendent ce sont des langues chéries et parfois interdites  qu'ils vont faire vibrer dans les hôtels qui les rassemble par ethnies, et les thetchènes dans les meublés derrière la gare font de même, rejouant à la sortie du collège Vernier les rôles qui furent les leurs, allant jusqu'à baiser la main de celui qui les dirige encore bien que comme eux tous sans un sou vaillant, et quand le professeur leur explique qu'on ne bat pas ici les enfants, ils en pleureraient, comment ils vont faire pour les éduquer ; les autres, les riches de Saint Petersbourg ou de Moscou tentent de se couler dans la personnalité de leurs prédecesseurs ruinés et abandonnés par la R\'evolution, et lancent des regards concupiscents sur Saint Nicolas

nous n'oublions pas que la plus grande partie de la population niçoise est italienne, donc également victime d'une coupure irrémédiable, adieu les études universitaires turinoises comme adieu à la route du sel, la séparation effectuée par voie de referendum, conserve sa cicatrice, à quelques mètres de la Promenade, la rue de France, comme si justement la nouvelle patrie était encore distante, étrangère, qu'il s'agissait non d'une appartenance mais d'une destination, écartelée, Nice, entre la route de Turin et la rue de France, demeure irrémédiablement isolée, quelle que soit la vertu nationale qu'emprunte son Maire à une appartenance politique, elle se sent ailleurs et en m\^eme temps elle ne se possède jamais

Lucile, qu'a-t-elle à raconter quand elle remonte de la ville ?

on a sacrifi\'e une partie du jardin pour planter des légumes, et dans un coin on élève quelques lapins, des poules, de quoi se substanter, chaque fois qu'elle revient le paysage qu'elle décrit  s'est transformé, toujours plus de barbelés, plus de soldats, plus d'interdits affichés sur les murs, elle a acheté le Figaro littéraire pour distraire Virgile ce 21 mai 1941, elle lit à haute voix, à propos de la conférence qu'André Gide devait donner à l'hôtel Ruhl  que les menaces dont il a fait l'objet de la part d'un certain Noël de Tissot, patriote  pro allemand notoire, lui ont  fait renoncer à  tenir sur Henri Michaux,  La littérature fraçaise n'a pas jusqu'à ce jour choisi pour objectif essentiel l'enseignement du sacrifice viril et de l'austérité. Elle n'en est pas moins honorable, nous le jurons aux Savonarole niçois qui paraissent ignorer l'existence de Villon et de Ronsard, de Montaigne et de Rabelais, sans parler, Dieu nous garde, de Diderot et de Voltaire. Car sans doute élèveraient-ils le bûcher et ne resterait-il bientôt plus aux lycéens de Nice, qui comme les autres, ont besoin de prendre contact avec la langue française, que d'aller la chercher dans les œuvres complètes de M. de Tissot.  bien lancé, n'est-ce pas, père ?  je vous envoie la fin  Nous ne serions pas fiers si dans tous les pays où le nom de Gide assure l'un des prestiges de notre littérature, l'on en venait à croire que la France, pour sa vie intellectuelle, atteint le degré de zèle que vient d'illustrer l'épistolier niçois

elle trouve son regard, il lui prend la main, il lui demande de chercher Les Nourritures Terrestres, et d'en lire quelques pages pour suppléer à la perte progressive de sa vue, il faut bien cela pour oublier ce triste sire, secrétaire du service d'ordre légionnaire, milicien, tellement engagé qu'il intègrera  la Wafen-SS française, elle découpe soigneusement l'article et le glisse dans le livre comme si cette toute petite contribution qui ne mange pas de pain apportait un peu de réconfort en ces temps si tristes, enfin Lucile ouvre sa travailleuse et en sort la robe qu'elle est en train de coudre pour une dame ukrainienne qui a dû passer tant de frontières clandestinement qu'elle n'a plus de rechange, seulement un peu d'or inséré dans l'ourlet de son jupon à la place des baleines d'un corset aménagé à cet effet, une manière de gagner de l'argent pour survivre, elle se fait connaître dans le quartier pour ses talents de styliste, sachant récupérer, inventer, faire du neuf avec du vieux, particulièrement éloquente quand il s'agit de rêver la vie, donnant aux autres le souffle dont elle dispose comme une chose dont elle serait redevable à tous

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 10:23

 l'absence de toute vue sur la mer, à moins de s'ingénier à la guetter du toit, elle s'en réjouissait car elle préférait à tout ce bleu hérissé d'écume les couleurs et les odeurs de ce lieu particulier où nichaient encore des merles et des rossignols

dès l'aube, encore imperceptible aux hommes, ils savaient la réveiller

alors immobile dans son lit, elle les écoutait de toute son âme, guettant la ritournelle et sa réponse dans l'arbre voisin,  pieds nus elle se dirigeait vers la fenêtre qu'une angoisse ne fermait jamais et caché derrière la roseraie elle cherchait de quel nid provenait le piaillement

le matin, assise sur la terrasse, un bol de thé à la main, elle lisait dans le parcours joyeux des hirondelles, le courant de l'air autour de la maison, et ce sont les oiseaux qui nous montrent le ciel 

elle revient dans la cuisine et pose une poignée de pétales de Paul Mc Cartney sur la balance, 7 grammes, elle sourit, bien peu pour une gelée de roses mais elle tente le coup, pèse la m\^eme quantité de sucre, fait un sirop et y plonge les fleurs préalablement ébouillantées auxquelles elle a subtilisé la petit encoche plus claire qu'on lui signale amère, enfin le petit boulé est atteint, elle coupe le feu et verse en pot, une larme de gelée joliment rose, un parfum si subtil qui ne vient en bouche qu'en suçant une de ces petites feuilles plissées et douces, une atmosphère qui grimpe par l'arrière du palais jusqu'au cerveau, lequel reconnaît bien la source et en profite pour se réapproprier la plante-même, la perfection de la tige, les sommités fleuries, les onze boutons dont elle surveille la progression depuis quelques jours, l'éclosion qui réjouit le regard, l'épanouissement, hélas et l'apoptose qu'elle a su prévenir d'une main compatissante

que fait la Dame de ses journées sinon penser, son corps ne la distingue en rien d'une femme ordinaire, un peu lourde des chevilles, un ventre replet, des cuisses pourtant déliées, enfin mince du buste, et des seins qu'elle regarde sans les voir dans le miroir de la salle de bain

sa main descend sur son corps et cherche un peu partout les restes d'une vie amoureuse, ni la trace d'une grossesse, ni le souvenir d'un autre geste que le sien pour apaiser les tourments, une femme qui s'est oubliée juste après le départ du frère, ce n'était pas une jeune fille romantique, elle avait auprès de ses parents trouvé une sorte d'équilibre comme en trouvent les religieuses dans les couvents, c'est cela, pas de passion, pas de risque, pas de regrets, ou bien des regrets vite compensés par le sentiment d'avoir choisi la bonne voie, plus jeune elle avait enseigné la littérature dans un lycée, avec conviction, s'emportant pour Montaigne, le lisant à haute voix, car elle était convaincue du pouvoir de la transmission orale, préférant donner le désir en un premier temps d'en savoir plus à la satisfaction de l'analyse

convaincue que la jeunesse n'est pas encore prête à se réjouir d'avoir perçu dans un texte les circonvolutions grammaticales, elle donnait au langage commun la plus grande place et cherchait à libérer les enfants du poids que la lecture des grands auteurs fait peser sur leur propre expression

elle leur apprenait à dire simplement mais juste, à faire glisser des langues les unes dans les autres, à mélanger les genres à bon escient toujours pour rendre mieux la pensée, introduisant sans ciller un mot d'argot, une expression étrangère dans une phrase pour donner du piquant comme un peintre jette soudain un touche de couleur intense pour faire surgir un élément


La langue, la littérature qui s'ensuit, elle y percevait de la chimie, de la cuisine, elle la sentait innovante jusque dabs ses erreurs

 

lorsque par osmose comme elle disait, des bribes d'un savoir piqué dans ses lectures à haute voix s'infiltraient dans leurs devoirs, elle éprouvait de l'émotion mais ne le leur faisait pas remarquer, et en retour, elle leur demandait aussi de lire tout haut, les encourageant à faire de la langue française comme on fait de l'Anglais, du Chinois ou de l'Allemand, d'entendre et de répercuter les sons particuliers, les particularités du Français, comment on jongle avec les e muets, avec les diphtongues, comment on aère la langue, comment on la balbutie, on la chantonne, on la rape, et elle montre qu'il s'agit d'empoigner la langue et de la faire vibrer contre une surface pour que les mots en tombent à la façon tels des gouttes d'eau sur une surface
 

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20 mars 2012 2 20 /03 /mars /2012 09:51

dans les secrets de la villa Séraphin il y a maintenant cette absence-là et pour elle préférable à ce qu'elle apprend chaque jour, ces secrets que les familles découvrent en ouvrant un tiroir, les photos compromettantes et parfois même le récit des tortures que leur père ou grand-père n'a jamais détruits, semblant de cette façon confirmer que ces actions violentes qui auraient pu leur valoir la prison en d'autres temps, il ne les condamnaient pas, comment tu crois qu'on les aurait eus les renseignements pour survivre, c'est pas beau la guerre mon petit, mais c'est la guerre et les autres en face ils ne font pas crédit, ils font pareil, tu veux que je te les montre, les têtes sectionnées de mes copains, c'est l'ennemi qui nous donne le cœur de nous battre, plus il est violent plus nous sommes certains d'avoir raison de nos actes, elle soulève le rideau de la chambre de ses deux mains, la liane de Floride envahit la façade, elle essuie une larme inconvenante et redescend au jardin continuant son soliloque, il lui vient une seconde version, celle de l'appelé témoin inactif peut-être, ou assez peu courageux pour souffrir en silence plutôt que de risquer l'exécution par un peloton de copains transis, et conservant ces preuves dans le but jamais accompli hélas de dénoncer plus tard ces exactions, et de révéler l'état dramatique et éternel de leur conscience

 

C'est alors qu'elle en vient à se réjouir de ce que la disparition de son frère ait été le fruit de cette dernière et glorieuse attitude, plutôt la traîtrise que la déshumanisation

 

déjà juillet et la Dame regarde le soleil plus haut sécher sur l'arbre les fleurs de la glycine, sur le palmier sa seconde floraison à peine surgie d'un feuillage dense et d'un vert anglais, dont elle aurait facilement dit qu'il avait bonne mine, une belle plante bien charnue, lançant ses bras alentours pour choper une branche de rosier ou un olivier à port\ée de main aussi sauvage, aussi gaie qu'un gibbon, la glycine d'Edith faisait florès, ce plan chipé au Régina Excelsior avant de quitter la Reine, elle l'avait chéri comme son fils, comme une sorte de totem et après la mort d'Edward, creusant à son pied, elle y avait enfoui un petit ours en peluche dont elle voulait de cette fa\c con faire don à la terre qui avait accueilli ses derniers jeux, là, sous le Phénix protecteur

le jardin tel qu'elle le concevait était bien anglican, c'est à dire qu'elle y conciliait les courants impressionniste et classique

elle avait envers ce jardin charge d'âme, elle traitait les espèces exotiques comme elle eût fait d'une personne fragile, non pas un jardin sous  perfusion mais une sorte d'aérium dont elle espérait la prosp\'erité recouvrée de ses habitants

de l'exotisme occidental et oriental puisqu'elle cherchait des essences familières pour un insulaire britannique aussi bien que les moins connues de ce qui provenait des îles

ce beau jardin on en devisait aisément en ville

la famille Baggio conservait envers les héritiers de Grégoire des préjugés, considérant que la villa avait été un lieu de débauche bien à tort puisqu'on a vu comment le Français s'intéressait au sexe, de manière presque abjecte, et s'il montait villa Séraphin ce n'était qu'en y recherchant la solitude, où pouvait s'activer avec une plus grand efficacité ce qu'il nommait la bosse du commerce, car il n'était actif que dans cet ordre, par essence inapte à la moindre analyse psychologique mais doté d'une capacité surnaturelle à l'action immédiate et  à l'élucubration systématique, et d'une habileté lui permettant de faire face, de saisir toute opportunité, de réagir à tout ce qui se dressait devant lui, obstacle ou voie royale 

le jardin d'Edith tel qu'il était aujourd'hui prenait la forme d'un territoire caché par une zone feuillue, dense, impénétrable au regard

la grille d'entrée invisible au premier coup d'œil s'ouvrait en grinçant parmi les bougainvilliés et les figuiers de barbarie, ou plutôt s'entr'ouvrait pour ne laisser qu'une fente dans laquelle la Dame se glissait

une fois dans la clairière où se trouvait la maison on découvrait plusieurs jardins, chacun délimité par une haie bien taillée, haute ou basse, buis ou thuya, jasmin d'Espagne ou lilas et devant la terrasse, ombragée par un faux poivrier, des rosiers, des pivoines, des agapanthes, des iris, surgissant d'une pelouse sauvage, hétérogène, du kikouyou, du gazon japonais, du trèfle, que l'été jaunissait sans vergogne en une sorte de tapis érasé par le soleil, au fur et à mesure de la saison, les roses remontaient et, en août, les orages finissaient par faire pourrir les herbes rousses afin que renaisse la nouvelle semence

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19 mars 2012 1 19 /03 /mars /2012 19:34

 

49. c'était en haut de l'escalier, la chambre des fils, aux boiseries peintes en gris aux deux lits d'acajou et de cuivre recouverts d'un bouti assorti aux rideaux, un peu raide avec ses deux bureaux Empire, mais les batailles de plomb se déroulaient au sommet de la tour vitrée sur un grand billard qu'on pouvait à volonté couvrir ou découvrir

la jolie chambre décorée par Juliette et le souvenir de cette lumière dorée par l'entourage que la liane offrait à la fenêtre ; bien que le frère de la Dame n'y séjourna que très peu, on y avait laissé le second lit pour qu'il pût y inviter un copain, juste avant son incorporation ; alors qu'il rêvait de devenir avocat, à l'heure même où la Faculté de Droit voyait le jour à Nice, eh bien il s'embarquait pour Alger, sans le vouloir et sans pour autant comme son copain Julio fuir en Roumanie d'où il ne reviendrait jamais ; il débarquait le 22 juillet 1961, trop isolé à Nice pour rejoindre les réfractaires qui en France un peu partout se mobilisaient jusqu'aux manifestations de Lyon alors que lui dans les Aurès, luttant contre l'ennui, scrutait le paysage de jour ou de nuit à l'affût d'un ennemi se faufilant dans les broussailles, un ennemi qui connaît sa terre par cœur, et chante vers Allah l'amour qu'il lui porte et le désir de la retrouver pacifiée mais pas à la façon des colons ; secrêtement, qui ne le quitte pas, un petit Coran contre sa peau ce qui ne fait pas de lui un traître mais quelqu'un qui s'interroge, qui connaît l'oeuvre de Charles de Foucauld et Savorgnan de Brazza dont il discutait avec les frères de Stanislas où il termina ses études, enfin ayant parcouru la ribambelle d'illustrés qui circulaient dans les écoles religieuses pour mettre en image la vie des saints et de ceux qui, ne l'étant pas encore, méritaient par leurs sacrifice ultime la reconnaissance de la  chrétienté  mais, dès les premières lectures, il avait compris la manipulation et bien qu'il ne contestât pas leur fin tragique, il n'en pensait pas moins qu'ils l'avaient bien cherchée en essayant de convertir des peuples ancrés légitimement dans leur foi et dans leurs rites,  partant à la guerre, il espérait contribuer à la protection des Français qui y demeuraient et peut-être tout bonnement accompagner leur retraite ;

partant à la guerre, il espérait contribuer à la protection des Français qui y demeuraient et peut-être tout bonnement accompagner leur retraite

l'être disparu hante non seulement l'imaginaire mais habite le corps de ceux qui, ne le cherchant plus ici bas, entendent battre le son de son cœur en eux, halètent d'un second souffle, vivent pour deux, et faute d'un au-delà dénient à la mort son travail, mettent l'absence sur le dos de l'ingratitude, comme si l'autre avait choisi la fuite ou l'abandon, préférant partir dans la fleur de l'âge plutôt que de prendre le risque de se compromettre

il était de ces morts-là comme de ces jeunes saints soustraits au pêché par la grâce divine, emportés dans leur sommeil angélique

sans doute, happé à vingt ans, et le corps dilapidé quelque part dans un vallon

l'âme est expansive, elle avale tout

l'amour est admiratif, il gomme la vérité s'il le faut

à jamais le soldat pour les siens est un héros

mais ce qu'il est véritablement devenu après avoir été, nul n'en a cure

le savoir vivant quelque part aviverait la douleur

il fut jugé préférable par ces esprits hédonistes, de l'enterrer virtuellement quelque part dans le Djébel et de se dire qu'en mourant si loin d'eux il échappait au destin cruel de sombrer dans le crime par absence de courage ou par gloriole, ou par adhésion à quelque philosophie mortifère, capable de juguler les interdits de l’âme pour laisser libre cours au sauvage qui habite les souterrains de l'être pour s'exhiber une ou deux fois par vie, exaltant des valeurs qui ne s'imposent qu'en couple avec la faiblesse, comme une vague scélérate puisant son énergie dans l'énergie négative qui lui fait face

encouragé par la peur et le cri à plus de perversité, exactement comme dans l'acte érotique, sadisme vivifié ne percevant plus la mort comme barrière mais comme une ultime résolution du problème de l'orgasme et semblable au torero monté sur la pointe des pieds, altérant par ses jeux de cape la peur qui s'emparerait sinon de son corps, trempe le glaive dans le sang du taureau, retenant comme il le peut d'aborder le post coïtum qui succèdera, il le sait, à l'effondrement du torturé, victime non de la barbarie qu'il est commun de citer, mais au contraire des raffinements d'un homme conscient, aussi conscient que le funambule sur son fil, aussi attentif aux vibrations de ses nerfs, à l'excitation de ses muscles, de son corps érotique, et sans bander, brutal à étrangler ce qui lui tombe sous la main, à chercher dans les palpitations, dans le regard affolé, dans les rictus du visage, dans l'essoufflement quand il sort de l'eau, l'extase, le miroir de sa propre extase, juste avant de mourir 

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18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 08:55

 

les scènes où Ariana s’était produite n’auraient pas refusé un opéra au cours duquel par exemple, on aurait vu, enveloppé d'une cape, dans les ruelles frissonnantes de la ville basse, armé à tout hasard mais sans inquiétude, celui que mieux valait ne pas rencontrer

les passants, rares, avinés souvent, prenaient à sa vue la poudre d'escampette ou  de deux pas en arrière grimpaient quelques marches seulement arrêtés dans leur fuite par une porte solide où ils se seraient volontiers fondus, enfin partout, Grégoire semait une sorte de terreur, reconnu dans la finance comme dans les bas-fonds pour un non-homme

un tel manque d'émotivité, si peu de fissures, et jusqu'à l'absence de tout sadisme, ce n'est pas lui qui aurait engagé le moindre sbire ou serré le plus petit garrot, et s'il avait tué, c'était pour sauver sa propre peau, d'un seul coup, sans remord ni plaisir, comme on crache une dent

il gagnait la place Vieille et grimpait dans un certain immeuble où logeait une fille qu'il avait dressée le premier soir, en la soutirant à un agresseur, instinctivement dirons-nous, comme s'il lui en fallait bien une non pas à  sa botte car il lui assurait une sorte de liberté, mais faite à son pied

vous ne m'adresserez jamais la parole, vous ne me verrez jamais de face et je ne vous contraindrai pas au-delà

elle est devant la fenêtre qu'elle semble tenir ouverte de ses deux bras, nue, les fesses larges, un dos cambré, une peau lisse et brune de naissance, une chevelure défaite qui rejoint les reins, elle ne penche pas la tête lorsqu'il se plaque contre elle, elle sent qu'il évite de la saisir, ses sens le lui intiment et son esprit le lui interdit, il pose seulement le bout de ses doigts gantés sur sa taille pour assurer sa prise et l'enfile le plus brusquement possible, le plus rapidement qu'il peut, comme s'il y allait à la machette, harcelant le sexe de la fille puis son anus, puis éjaculant presque hors d'elle déjà, déjà assurant sa retraite, et pendant cette courte intrusion, elle sentait le couteau qu'il portait encore frôler sa hanche, elle retenait sa respiration, elle contrôlait ses propres réflexes et fixait dans la nuit ce qu'elle imaginait de la coupole de Sainte Réparate, puis elle entendit l'or rouler sur le sol car il l'avait jeté si machinalement qu'il n'avait pas atterri sur le lit, le claquement de ses bottes diminuait jusqu'à résonner sur la place et disparaître

elle regardait ses doigts, blanchis aux jointures, les remuait pour les raviver, sa transpiration commençait à refroidir, elle frissonnait et se jeta sur le lit, les yeux clos, avec un coin du drap elle essuya son entre-jambe, du sperme avait même dégouliné le long de sa jambe, il fallut quelques heures pour que son ventre durci se détende, hélas, songeait-elle, quelle horreur devoir vivre ainsi,  glissant sa main sous l'oreiller, elle exhiba une petite image de Sainte Rita et un scapulaire sensé contenir quelques fils de la robe de la sainte et les baisa, le cadeau de Grégoire brillait sous la lune, elle pouvait en compter le nombre sans bouger, de quoi un jour, remonter au village et acheter pour les siens le fermage qui les lie

jamais elle n'aura grimpé avec lui le chemin des Moines ni partagé une tartine de fèves et de cébettes à l'huile d'olives, ce qu'il accomplit le plus souvent possible, mais toujours avec la même impassibilité, parce qu'il trouve dans la solitude de Cimiez et en arpentant les oliveraies adjacentes quelques nouvelles combinaisons pour améliorer la  productivité de ses affaires, des arguments à opposer à ses concurrents, c'est là qu'il envisage de se dessaisir d'un navire ou d'en faire construire un nouveau, qu'il met en place ses alliances, agissant comme un robot intelligent, le calcul pour le calcul,  et comme il s'est une fois pour toutes désengagé de toute relation féminine, ce n'est pas une épouse ou une amante dont il pourrait craindre que son ambition le bousculât

la même absence d'ambition qui conduit Armand à n'agir qu'en fonction de ses désirs les plus profonds, tandis que ses aspirations, ce sont celles-là mêmes qui aidaient Catherine à survivre, à donner la vie,  entièrement conduite par ses passions et jusqu'à en mourir au dire des siens, enfin à avancer sa mort, si bien que son fils aujourd'hui n'est que projection de son être dans ce qu'il voudrait devenir, accomplir, découvrir, mais toujours empêché par le deuil jamais fermé que sa mère lui a imposé

s'il existe un double de Grégoire, il n'apparaîtra que bien plus tard, ayant cheminé dans l'ombre pour choisir Albert comme on pointe du doigt le sot-l'y-laisse ou la belle cuisse d'une volaille, voilà mon véhicule, pas le plus souriant, le plus tendre que je méprise comme mon fils, mais le second, brun, immobile, le regard qui dès la naissance vous fixe sans  rechercher votre sourire, qui ne serre pas les doigts quand on les lui tend, qui ne pleure pas, qui ne rit pas, qui fait ses muscles en se cambrant dans son berceau, qui use ses forces à repousser ceux qui l'embrassent, prenant appui sur ses mains et ses pieds avec une puissance inédite à son âge  quand rejetant la tétine maternelle, il oblige à cesser de le nourrir en inventant une nouvelle  pratique, un biberon qu'on pose à ses pieds et qu'il rampe pour saisir et boire à sa guise, développant  une agilité qui force l'admiration, on vient le voir comme au zoo, les amies de sa mère l'observent horrifiées et envieuses

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17 mars 2012 6 17 /03 /mars /2012 08:57

il restait donc à donner à la Villa Séraphin une nouvelle splendeur, à ouvrir ses portes, à rénover ses parquets et ses marbres, à le faire savoir, à lancer dans la société comme une jeune fille cette petite merveille architecturale, qu'on y monte écouter des solistes, qu'on souhaite à peine débarqué à Nice y être convié à des garden-parties toutes simples, sans donner dans l'orangeade proustienne, tout au moins ne pas sacrifier aux petits canapés mais qu'un verre de punch à la main, ce soit l'art qui serve de zakouski ou de tapas, les tableaux de jeunes artistes accrochés vitement pour quelques heures, un itinéraire de senteurs à parcourir les yeux fermés, des déplacements du violon au soprano, et dans le recueillement la voix d'un poète dont le souvenir résonnera longtemps après qu'ayant connu la gloire il s'éteindra dans l'absolue indifférence

la voix d'Ariana s'échappait par les portes-fenêtres et nul n'aurait su dire la fin de ce miracle, le visage extasié de Virgile et les mains de la cantatrice serrées contre son sein pour réfréner son émotion ou son amour, dans le silence de la nuit quand à cette époque si tard on ne roulait pas sur le boulevard, et que seul parfois le rossignol ou les grenouilles interrompaient la sérénade, alors ils se rejoignaient sur le seuil du balcon et demeuraient l'un contre l'autre à chercher dans le ciel ce que les astronomes suivaient de leurs instruments

puis il l'accompagnait à pied, muni de sa canne-épée, jusqu'à la petite maison qu'il lui avait offerte, soucieux de ne porter atteinte ni à l'honneur de la jeune femme ni à celle de sa propre famille, il lui baisait la main, sans entrer et revenait par le chemin du haut, croisant l'ombre du Monastère, et de ce cimetière où le destin allait déposé une mère auprès de son enfant

rien dans leur relation de comparable à ces histoires dont Labiche et Scribe ânonnaient les âneries, mais un dialogue, et toujours chez Virgile ce sens des valeurs qu'on pouvait attribuer à de la timidité, mais qui ressortait surtout du respect qu'il éprouvait envers les femmes, toujours prêt à leur concéder le meilleur de l'humanité, et bien étonné d'apprendre que si elles avaient été écartées du suffrage lors de la Révolution française il s'agissait de protéger la jeune république des influences de la religion dont on estimait que les femmes auraient eu du mal à déjouer les pièges, ficelées pour la plupart à leur prie-dieu et, tout en souhaitant l'avènement de la liberté, ne pouvant se résigner à dénoncer des prêtres auxquels elles avaient confié leur âme

 et nous le savons bien encore aujourd'hui, soupire la Dame, quand un pouvoir religieux et machiste reçoit des femmes la bénédiction nécessaire pour imposer à leurs filles blessures morales et physiques, assuré qu'ainsi la coutume persistera au-delà du progrès technique et politique

Ariana avait quitté le Piémont munie de son seul talent, cette voix incomparable dont ceux qui l'avait reconnue à Dolce Acqua, prédisaient qu'elle valait une dot mais à la condition de partir, elle s'était jointe à un petit groupe d'hommes et de femmes ; leurs effets étaient portés par un mulet dont en arrivant à Nizza ils sauraient retirer un peu d'argent au marché de la Place Arson, de façon à dormir au moins à l'abri la première nuit, mais les trois hommes ne craignaient pas l'avenir, avec des mains et des épaules comme les leurs, le port, les chantiers sauraient les employer, et les deux femmes iraient se présenter dans les hôtels, sur le marché,  un majodome les embaucherait pour servir à tout faire dans une villa, tous trouveraient bien deux jours ou trois par semaine  pour assurer le quotidien, tant ils étaient pleins d'espoir et  de certitude

penser cette ville comme une berge où échouer après la traversée du miroir pour ceux de l'Est et de l'Ouest, le miroir lui-même pour ceux du Sud, et pour ceux du Nord un finistère d'où jeter un œil au Paradis

ils en parlent avec des trémolos dans la voix, ils en décrivent les chemins de traverse embaumés, le soleil d'hiver, les vents durs aux mimosas et aux fleurs d'oranger, la Dame n'en croit pas un mot quand elle sort de chez elle pour chercher en vain les serres et les oliveraies au-delà de la colline toute blanche le ciel a  basculé vers le haut des immeubles, ne libérant que des façades rendues aveugles par l'absence de leurs occupants, et au pied des enceintes parfois quelqu'un la nuit s'endort enveloppé dans une couverture qu'on lui a généreusement offerte

mais il est vrai que bien peu gravissent la colline, où seulement les plus sauvages, les plus réfractaires aux institutions de charité, proposant aux dames qui sortent du prisunic de porter leurs courses, de rapporter leur caddie et d'y gagner un gage et quelque fois l'une d'elles leur file un paquet de biscuits, un morceau de pain, du saucisson, du fromage, ce que bon leur semble pour un pauvre

la Dame ouvre sa maison à celui qui n'a pas sonné, elle ouvre la petite chambre du rez-de-chaussée dont la porte-fenêtre donne directement sur le jardin, elle dit n'hésitez pas, je vis seule ici, elle n'a pas peur et même si, elle trouve que c'est justice, elle trouverait  raisonnable d'y perdre quelque chose, la liberté ou la vie qu'importe, il ne viendra peut-être pas celui qu'elle attend depuis trente ans, alors verrait-elle en cet homme âgé qui tremble sur ses jambes  l'envoyé qui la maintient en vie, mais le plus apeuré c'est bien l'autre qui n'ose faire un pas vers elle, alors avançant elle pose sa main son épaule et le guide, lui montre le lit, la table, la chaise, la douche, sans tirer une lueur dans son regard jusqu'à ce qu'il s'affale et reste comme ça,  exactement comme elle l'avait remarqué tombé assis contre la clôture, il n'est plus temps de barguigner, elle rentre dans sa cuisine, elle coupe, elle pare, elle épluche, elle râpe, elle assaisonne, elle dispose sur un plateau, elle se libère de toute ses frustrations, le chou rouge ne se dérobe pas au cumin, le steack est espouvanté avec son anchois écrasé, elle fouette la belle purée dont elle imagine déjà faire des croquettes au persil, elle a un convive, elle se régale, elle chantonne de concert avec le grésillement de l'huile d'olive, elle retourne auprès de lui, l'interpelle, l'oblige à se redresser, l'emmène toujours en silence par la terrasse s'asseoir à table, comprend qu'il n'ose pas manger devant elle, ou qu'il ne sait plus, verse un verre de Bourgogne, un verre d'eau, tranche du pain et s'éloigne, si vous avez besoin de moi, je suis tout près

ne bougez pas ma petite, continuez je vous en prie, mais elle se tait, les fers rougeoient sur le feu, elle tient encore en main celui qui, nanti d'une boule de bois qu'elle a rembourrée d'un linge fin, ira se nicher au creux des tuyautés de linon quand, tournant vers lui son visage luisant, elle esquisse une révérence, mais il s'impatiente, posez tout cela s'il vous plait et suivez moi, il est grand, basané comme les Baggio, le regard franc, le pas vif, il la précède, ouvre le piano et lui demande, d'une voix plus douce qu'elle ne l'aurait cru, si elle veut bien reprendre ce Lamento de l'Arianna de Monteverdi  qu'il vient de reconnaître et si l'accent est au commencement un peu faible, il s'emporte rapidement trouvant au fond de ce corps pourtant si jeune, une profondeur inouïe, des sons de gorge et des entêtements qui le font tressaillir, oui vraiment c'est Ariane  telle que Thésée l'a laissée sur un îlot, éplorée après avoir dévidé pour lui l'entièreté de son amour, Virgile en pleurerait si l'éblouissement qui l'a saisi ne  lui offrait d'autres issues comme ce geste qui le lance vers la jeune fille dont il prend la main pour la baiser, puis il marche de long en large, ouvre les fenêtres pour mieux respirer, tout à l'avenir qu'il lui promet, un avenir européen ma chère enfant, je m'en occupe, voilà pour un bel oisif de quoi sortir de l'ennui, il faut sur l'heure  qu'il la conduise à l'Opéra, qu'elle oublie ce qu'elle croyait être pour devenir ce qu'elle est véritablement, une artiste, comment vous appelez-vous, Lucia, ce sera Ariana  un vrai nom de scène, un nom qui fera rêver 

le lion et la lionne de Nice descendent les chemins encore campagnards conduisant à tour de rôle leur phaéton, ils rejoignent l'Opéra ou quelque salon dont elle sera l'hôte magistrale

 le bonheur dure cinq ans, la carrière d'Ariana est brutalement interrompue : lors de l'incendie de 1881, son souffle et sa voix lui sont ravis, elle s'installe à demeure dans la petite villa qu'il lui a offerte, où elle vivra encore une vingtaine d'années, recevant très peu, s'entourant d'anciennes amies d'exil dont Virgile assure la subsistance auprès d'elle, il lui rend visite depuis la villa Séraphin, s'accoude à une chaise de jeu recouverte de cuir bleu pour la regarder manipuler l'écaille et le cristal, l'argent et le vermeil devant sa glace, agiter sa houpette, ou broder sur de petits tambours des mouchoirs dont elle fera don aux ventes de charité, entre eux, comme un enfant mort, la voix éteinte d'Ariana continue son charme, il suffit qu'il la regarde pour la réentendre, alors elle va au piano et joue ce qu'elle chantait, fredonne ce qui montait jusqu'au ceintres, pour que, fermant les yeux, il puisse retrouver quelque chose de ce qu'ils appellent en souriant leur `` jeunesse''

une petite estrade construite par Virgile dans le fond d'un des deux salons en enfilade accueille encore les instruments  tels qu'ils furent installés, sans que l'arrivée d'Edith n'y change rien, tandis qu'il l'interrogeait ma chère, désirez-vous que je me sépare de ce mobilier de musique auprès duquel Ariana se produisait parfois en public et souvent pour moi seul, et dans ce cas elle s'accompagnait elle-même, mais non mon cher ami, je ne souhaite pas que vous oubliiez votre passé, nous avons l'un et l'autre eu une vie qui nous a apporté douleurs et joies mais nous laisse un souvenir nécessaire à la poursuite de notre existence, je ne connais pas la jalousie vis à vis de ce qui est révolu, au contraire, le fait que vous en vouliez garder les traces me rassure, cela me donne de vous l'image d'un homme qui n'a à rougir de rien, d'un homme qui va sa vie tout droit

qu'aurait-il pensé des ventes successives de la petite villa d’Ariana pour finir comme maison de rendez-vous dans les années cinquante

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