Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 mars 2012 7 18 /03 /mars /2012 08:55

 

les scènes où Ariana s’était produite n’auraient pas refusé un opéra au cours duquel par exemple, on aurait vu, enveloppé d'une cape, dans les ruelles frissonnantes de la ville basse, armé à tout hasard mais sans inquiétude, celui que mieux valait ne pas rencontrer

les passants, rares, avinés souvent, prenaient à sa vue la poudre d'escampette ou  de deux pas en arrière grimpaient quelques marches seulement arrêtés dans leur fuite par une porte solide où ils se seraient volontiers fondus, enfin partout, Grégoire semait une sorte de terreur, reconnu dans la finance comme dans les bas-fonds pour un non-homme

un tel manque d'émotivité, si peu de fissures, et jusqu'à l'absence de tout sadisme, ce n'est pas lui qui aurait engagé le moindre sbire ou serré le plus petit garrot, et s'il avait tué, c'était pour sauver sa propre peau, d'un seul coup, sans remord ni plaisir, comme on crache une dent

il gagnait la place Vieille et grimpait dans un certain immeuble où logeait une fille qu'il avait dressée le premier soir, en la soutirant à un agresseur, instinctivement dirons-nous, comme s'il lui en fallait bien une non pas à  sa botte car il lui assurait une sorte de liberté, mais faite à son pied

vous ne m'adresserez jamais la parole, vous ne me verrez jamais de face et je ne vous contraindrai pas au-delà

elle est devant la fenêtre qu'elle semble tenir ouverte de ses deux bras, nue, les fesses larges, un dos cambré, une peau lisse et brune de naissance, une chevelure défaite qui rejoint les reins, elle ne penche pas la tête lorsqu'il se plaque contre elle, elle sent qu'il évite de la saisir, ses sens le lui intiment et son esprit le lui interdit, il pose seulement le bout de ses doigts gantés sur sa taille pour assurer sa prise et l'enfile le plus brusquement possible, le plus rapidement qu'il peut, comme s'il y allait à la machette, harcelant le sexe de la fille puis son anus, puis éjaculant presque hors d'elle déjà, déjà assurant sa retraite, et pendant cette courte intrusion, elle sentait le couteau qu'il portait encore frôler sa hanche, elle retenait sa respiration, elle contrôlait ses propres réflexes et fixait dans la nuit ce qu'elle imaginait de la coupole de Sainte Réparate, puis elle entendit l'or rouler sur le sol car il l'avait jeté si machinalement qu'il n'avait pas atterri sur le lit, le claquement de ses bottes diminuait jusqu'à résonner sur la place et disparaître

elle regardait ses doigts, blanchis aux jointures, les remuait pour les raviver, sa transpiration commençait à refroidir, elle frissonnait et se jeta sur le lit, les yeux clos, avec un coin du drap elle essuya son entre-jambe, du sperme avait même dégouliné le long de sa jambe, il fallut quelques heures pour que son ventre durci se détende, hélas, songeait-elle, quelle horreur devoir vivre ainsi,  glissant sa main sous l'oreiller, elle exhiba une petite image de Sainte Rita et un scapulaire sensé contenir quelques fils de la robe de la sainte et les baisa, le cadeau de Grégoire brillait sous la lune, elle pouvait en compter le nombre sans bouger, de quoi un jour, remonter au village et acheter pour les siens le fermage qui les lie

jamais elle n'aura grimpé avec lui le chemin des Moines ni partagé une tartine de fèves et de cébettes à l'huile d'olives, ce qu'il accomplit le plus souvent possible, mais toujours avec la même impassibilité, parce qu'il trouve dans la solitude de Cimiez et en arpentant les oliveraies adjacentes quelques nouvelles combinaisons pour améliorer la  productivité de ses affaires, des arguments à opposer à ses concurrents, c'est là qu'il envisage de se dessaisir d'un navire ou d'en faire construire un nouveau, qu'il met en place ses alliances, agissant comme un robot intelligent, le calcul pour le calcul,  et comme il s'est une fois pour toutes désengagé de toute relation féminine, ce n'est pas une épouse ou une amante dont il pourrait craindre que son ambition le bousculât

la même absence d'ambition qui conduit Armand à n'agir qu'en fonction de ses désirs les plus profonds, tandis que ses aspirations, ce sont celles-là mêmes qui aidaient Catherine à survivre, à donner la vie,  entièrement conduite par ses passions et jusqu'à en mourir au dire des siens, enfin à avancer sa mort, si bien que son fils aujourd'hui n'est que projection de son être dans ce qu'il voudrait devenir, accomplir, découvrir, mais toujours empêché par le deuil jamais fermé que sa mère lui a imposé

s'il existe un double de Grégoire, il n'apparaîtra que bien plus tard, ayant cheminé dans l'ombre pour choisir Albert comme on pointe du doigt le sot-l'y-laisse ou la belle cuisse d'une volaille, voilà mon véhicule, pas le plus souriant, le plus tendre que je méprise comme mon fils, mais le second, brun, immobile, le regard qui dès la naissance vous fixe sans  rechercher votre sourire, qui ne serre pas les doigts quand on les lui tend, qui ne pleure pas, qui ne rit pas, qui fait ses muscles en se cambrant dans son berceau, qui use ses forces à repousser ceux qui l'embrassent, prenant appui sur ses mains et ses pieds avec une puissance inédite à son âge  quand rejetant la tétine maternelle, il oblige à cesser de le nourrir en inventant une nouvelle  pratique, un biberon qu'on pose à ses pieds et qu'il rampe pour saisir et boire à sa guise, développant  une agilité qui force l'admiration, on vient le voir comme au zoo, les amies de sa mère l'observent horrifiées et envieuses

Partager cet article
Repost0
17 mars 2012 6 17 /03 /mars /2012 08:57

il restait donc à donner à la Villa Séraphin une nouvelle splendeur, à ouvrir ses portes, à rénover ses parquets et ses marbres, à le faire savoir, à lancer dans la société comme une jeune fille cette petite merveille architecturale, qu'on y monte écouter des solistes, qu'on souhaite à peine débarqué à Nice y être convié à des garden-parties toutes simples, sans donner dans l'orangeade proustienne, tout au moins ne pas sacrifier aux petits canapés mais qu'un verre de punch à la main, ce soit l'art qui serve de zakouski ou de tapas, les tableaux de jeunes artistes accrochés vitement pour quelques heures, un itinéraire de senteurs à parcourir les yeux fermés, des déplacements du violon au soprano, et dans le recueillement la voix d'un poète dont le souvenir résonnera longtemps après qu'ayant connu la gloire il s'éteindra dans l'absolue indifférence

la voix d'Ariana s'échappait par les portes-fenêtres et nul n'aurait su dire la fin de ce miracle, le visage extasié de Virgile et les mains de la cantatrice serrées contre son sein pour réfréner son émotion ou son amour, dans le silence de la nuit quand à cette époque si tard on ne roulait pas sur le boulevard, et que seul parfois le rossignol ou les grenouilles interrompaient la sérénade, alors ils se rejoignaient sur le seuil du balcon et demeuraient l'un contre l'autre à chercher dans le ciel ce que les astronomes suivaient de leurs instruments

puis il l'accompagnait à pied, muni de sa canne-épée, jusqu'à la petite maison qu'il lui avait offerte, soucieux de ne porter atteinte ni à l'honneur de la jeune femme ni à celle de sa propre famille, il lui baisait la main, sans entrer et revenait par le chemin du haut, croisant l'ombre du Monastère, et de ce cimetière où le destin allait déposé une mère auprès de son enfant

rien dans leur relation de comparable à ces histoires dont Labiche et Scribe ânonnaient les âneries, mais un dialogue, et toujours chez Virgile ce sens des valeurs qu'on pouvait attribuer à de la timidité, mais qui ressortait surtout du respect qu'il éprouvait envers les femmes, toujours prêt à leur concéder le meilleur de l'humanité, et bien étonné d'apprendre que si elles avaient été écartées du suffrage lors de la Révolution française il s'agissait de protéger la jeune république des influences de la religion dont on estimait que les femmes auraient eu du mal à déjouer les pièges, ficelées pour la plupart à leur prie-dieu et, tout en souhaitant l'avènement de la liberté, ne pouvant se résigner à dénoncer des prêtres auxquels elles avaient confié leur âme

 et nous le savons bien encore aujourd'hui, soupire la Dame, quand un pouvoir religieux et machiste reçoit des femmes la bénédiction nécessaire pour imposer à leurs filles blessures morales et physiques, assuré qu'ainsi la coutume persistera au-delà du progrès technique et politique

Ariana avait quitté le Piémont munie de son seul talent, cette voix incomparable dont ceux qui l'avait reconnue à Dolce Acqua, prédisaient qu'elle valait une dot mais à la condition de partir, elle s'était jointe à un petit groupe d'hommes et de femmes ; leurs effets étaient portés par un mulet dont en arrivant à Nizza ils sauraient retirer un peu d'argent au marché de la Place Arson, de façon à dormir au moins à l'abri la première nuit, mais les trois hommes ne craignaient pas l'avenir, avec des mains et des épaules comme les leurs, le port, les chantiers sauraient les employer, et les deux femmes iraient se présenter dans les hôtels, sur le marché,  un majodome les embaucherait pour servir à tout faire dans une villa, tous trouveraient bien deux jours ou trois par semaine  pour assurer le quotidien, tant ils étaient pleins d'espoir et  de certitude

penser cette ville comme une berge où échouer après la traversée du miroir pour ceux de l'Est et de l'Ouest, le miroir lui-même pour ceux du Sud, et pour ceux du Nord un finistère d'où jeter un œil au Paradis

ils en parlent avec des trémolos dans la voix, ils en décrivent les chemins de traverse embaumés, le soleil d'hiver, les vents durs aux mimosas et aux fleurs d'oranger, la Dame n'en croit pas un mot quand elle sort de chez elle pour chercher en vain les serres et les oliveraies au-delà de la colline toute blanche le ciel a  basculé vers le haut des immeubles, ne libérant que des façades rendues aveugles par l'absence de leurs occupants, et au pied des enceintes parfois quelqu'un la nuit s'endort enveloppé dans une couverture qu'on lui a généreusement offerte

mais il est vrai que bien peu gravissent la colline, où seulement les plus sauvages, les plus réfractaires aux institutions de charité, proposant aux dames qui sortent du prisunic de porter leurs courses, de rapporter leur caddie et d'y gagner un gage et quelque fois l'une d'elles leur file un paquet de biscuits, un morceau de pain, du saucisson, du fromage, ce que bon leur semble pour un pauvre

la Dame ouvre sa maison à celui qui n'a pas sonné, elle ouvre la petite chambre du rez-de-chaussée dont la porte-fenêtre donne directement sur le jardin, elle dit n'hésitez pas, je vis seule ici, elle n'a pas peur et même si, elle trouve que c'est justice, elle trouverait  raisonnable d'y perdre quelque chose, la liberté ou la vie qu'importe, il ne viendra peut-être pas celui qu'elle attend depuis trente ans, alors verrait-elle en cet homme âgé qui tremble sur ses jambes  l'envoyé qui la maintient en vie, mais le plus apeuré c'est bien l'autre qui n'ose faire un pas vers elle, alors avançant elle pose sa main son épaule et le guide, lui montre le lit, la table, la chaise, la douche, sans tirer une lueur dans son regard jusqu'à ce qu'il s'affale et reste comme ça,  exactement comme elle l'avait remarqué tombé assis contre la clôture, il n'est plus temps de barguigner, elle rentre dans sa cuisine, elle coupe, elle pare, elle épluche, elle râpe, elle assaisonne, elle dispose sur un plateau, elle se libère de toute ses frustrations, le chou rouge ne se dérobe pas au cumin, le steack est espouvanté avec son anchois écrasé, elle fouette la belle purée dont elle imagine déjà faire des croquettes au persil, elle a un convive, elle se régale, elle chantonne de concert avec le grésillement de l'huile d'olive, elle retourne auprès de lui, l'interpelle, l'oblige à se redresser, l'emmène toujours en silence par la terrasse s'asseoir à table, comprend qu'il n'ose pas manger devant elle, ou qu'il ne sait plus, verse un verre de Bourgogne, un verre d'eau, tranche du pain et s'éloigne, si vous avez besoin de moi, je suis tout près

ne bougez pas ma petite, continuez je vous en prie, mais elle se tait, les fers rougeoient sur le feu, elle tient encore en main celui qui, nanti d'une boule de bois qu'elle a rembourrée d'un linge fin, ira se nicher au creux des tuyautés de linon quand, tournant vers lui son visage luisant, elle esquisse une révérence, mais il s'impatiente, posez tout cela s'il vous plait et suivez moi, il est grand, basané comme les Baggio, le regard franc, le pas vif, il la précède, ouvre le piano et lui demande, d'une voix plus douce qu'elle ne l'aurait cru, si elle veut bien reprendre ce Lamento de l'Arianna de Monteverdi  qu'il vient de reconnaître et si l'accent est au commencement un peu faible, il s'emporte rapidement trouvant au fond de ce corps pourtant si jeune, une profondeur inouïe, des sons de gorge et des entêtements qui le font tressaillir, oui vraiment c'est Ariane  telle que Thésée l'a laissée sur un îlot, éplorée après avoir dévidé pour lui l'entièreté de son amour, Virgile en pleurerait si l'éblouissement qui l'a saisi ne  lui offrait d'autres issues comme ce geste qui le lance vers la jeune fille dont il prend la main pour la baiser, puis il marche de long en large, ouvre les fenêtres pour mieux respirer, tout à l'avenir qu'il lui promet, un avenir européen ma chère enfant, je m'en occupe, voilà pour un bel oisif de quoi sortir de l'ennui, il faut sur l'heure  qu'il la conduise à l'Opéra, qu'elle oublie ce qu'elle croyait être pour devenir ce qu'elle est véritablement, une artiste, comment vous appelez-vous, Lucia, ce sera Ariana  un vrai nom de scène, un nom qui fera rêver 

le lion et la lionne de Nice descendent les chemins encore campagnards conduisant à tour de rôle leur phaéton, ils rejoignent l'Opéra ou quelque salon dont elle sera l'hôte magistrale

 le bonheur dure cinq ans, la carrière d'Ariana est brutalement interrompue : lors de l'incendie de 1881, son souffle et sa voix lui sont ravis, elle s'installe à demeure dans la petite villa qu'il lui a offerte, où elle vivra encore une vingtaine d'années, recevant très peu, s'entourant d'anciennes amies d'exil dont Virgile assure la subsistance auprès d'elle, il lui rend visite depuis la villa Séraphin, s'accoude à une chaise de jeu recouverte de cuir bleu pour la regarder manipuler l'écaille et le cristal, l'argent et le vermeil devant sa glace, agiter sa houpette, ou broder sur de petits tambours des mouchoirs dont elle fera don aux ventes de charité, entre eux, comme un enfant mort, la voix éteinte d'Ariana continue son charme, il suffit qu'il la regarde pour la réentendre, alors elle va au piano et joue ce qu'elle chantait, fredonne ce qui montait jusqu'au ceintres, pour que, fermant les yeux, il puisse retrouver quelque chose de ce qu'ils appellent en souriant leur `` jeunesse''

une petite estrade construite par Virgile dans le fond d'un des deux salons en enfilade accueille encore les instruments  tels qu'ils furent installés, sans que l'arrivée d'Edith n'y change rien, tandis qu'il l'interrogeait ma chère, désirez-vous que je me sépare de ce mobilier de musique auprès duquel Ariana se produisait parfois en public et souvent pour moi seul, et dans ce cas elle s'accompagnait elle-même, mais non mon cher ami, je ne souhaite pas que vous oubliiez votre passé, nous avons l'un et l'autre eu une vie qui nous a apporté douleurs et joies mais nous laisse un souvenir nécessaire à la poursuite de notre existence, je ne connais pas la jalousie vis à vis de ce qui est révolu, au contraire, le fait que vous en vouliez garder les traces me rassure, cela me donne de vous l'image d'un homme qui n'a à rougir de rien, d'un homme qui va sa vie tout droit

qu'aurait-il pensé des ventes successives de la petite villa d’Ariana pour finir comme maison de rendez-vous dans les années cinquante

Partager cet article
Repost0
16 mars 2012 5 16 /03 /mars /2012 08:34

 

43. en quelque sorte visionnaire de la nouvelle Europe qui n'allait pas manquer de surgir des conflits et des révolutions, Virgile imaginait une démocratisation de la saison hivernale et un repli des fortunes héréditaires

il voulait absolument parier sur cette petite bourgeoisie dotée non seulement de nouveaux moyens mais surtout du désir de profiter à son tour du soleil et des paysages dont leur parlaient les livres, les cartes-postales, les compte-rendus, ceux-là mêmes pour qui on allait défigurer la Promenade à partir des années 50, détruisant le grand gâteau Ruhl à coups de boulets, et alignant sur cinq étages des kilomètres de balcons tous plus insipides les uns que les autres, qu'ils soient bleus ou de ce vert fadouille qui fit fureur un peu plus tôt, et en abattant bien d'autres de ces monuments dont Nice avait le privilège

la poussière du Palais de Marbre à peine déposée sur les jardins que l'on brandissait des barres de petits logements pour lesquels les architectes ne déployaient que des talents de comptables, comme s'il fallait que démocratie rimât avec laideur, oublieux comme on l'était des visions du siècle précédent, celui qui avait élaboré les Salines d'Arc et Senans par exemple

car rien n'était trop laid à cette époque quand il s'agissait de loger le plus grand nombre

il est vrai qu'hormis l'inventivité de Le Corbusier, ses émules, dont certains étaient originaires de pays très pauvres et avaient fait leurs classes au Mahgreb, n'avaient en tête que de réduire la surface habitable par tête de pipe ce qui bien sûr convenait particulièrement bien à des politiques qui, à peine sortis du problème des bidonvilles,  devaient faire face au baby-boom puis au retour des anciens coloniaux d'Indochine et des états du Mahgreb, en cela marchant main dans la main avec les promoteurs dont le terrain de chasse n'était pas circonscrit aux fortunes de plus en plus absentes, mais s'attaquait aux épargnants qui, ayant vendu leur pavillon de banlieue ou leur petit cinquième sans ascenseur, guettaient sur la Côte le deux-pièces-balcon-vue-mer,  une sorte de paradis juste à la hauteur de leurs moyens comme de leur dénuement intellectuel et artistique

sans personnel une kitchenette c'est l'idéal, n'est-ce pas ? et nous en connaissions, des BOF, qui ayant fait une petite fortune dans le marché noir, se sont retrouvés à Cap Ferrat en face d'un fameux dilemme : s'offrir l'Espalmador, vaste et sublime villa à l'italienne en bord de rocher avec sa plage et son ponton, ou bien à quelques mètres un pavillon moderne,   une route au ras des mirettes et pour la vue il fallait monter au premier, faire abstraction des tuiles rouges du voisin d'en face afin d'apercevoir un peu de la rade

et la Banlieusarde qui pèse le pour et le contre car il y a très peu d'écart de prix après guerre entre les deux options, signe pour la petite chose avec son carré de jardin, moins d'entretien et les rideaux de ``Mon rêve'', Bobigny, ont par bonheur la même hauteur, en voilà une chance ! la Dame se marre

dans le caniveau le bouledogue de la bourgeoise en peignoir pisse tranquillement, la fille au pair allemande des voisins dit bonjour sur son vélo, elle lui tourne le dos, elle ne les aime pas les Bosch à qui pourtant elle doit ce rayon de soleil qui la brunit toute l'année

elle ne continue pas ses confidences et se replie derrière son  portillon

il fallait l'exaltation des parents de la Dame, un père qui tout en ayant franchi la honteuse frontière coloniale y avait gagné de quoi revenir avec les moyens d'acheter ce qu'il appelait de ses vœux, c'est à dire un monument historique, mais sur les injonctions de sa femme, certainement pas un château sur les bords pluvieux de la Loire, quelque maison dont elle disait qu'elle serait à taille humaine,  une belle maison dont elle portait dans sa mémoire le souvenir intemporel, un salon pour les fêtes qu'elle ne manquerait pas de donner en l'honneur de ses enfants, puis pour réunir plus tard petites-filles et petits-garçons, une maison de ville facilement accessible, exit les rêves de gentilhommière en Touraine, les châteaux en Dordogne

la petite annonce affichait ``maison de caractère, curieux s'abstenir'', ils y entrèrent avec précaution, touchés dès leur premier regard par la terrasse, les colonnes, la verrière, moins par le jardin qui commençait à pâtir depuis quelques années au cours desquelles Lucile vieillissante s'y consacrait moins

au fur et à mesure qu'ils passaient les portes, le charme des vieilles moulures, des boiseries, du mur en cuir de Cordoue que Virgile avait voulu pour son bureau, les schintz et les Jouy dont on repérait les coloris sur l'envers, tout le mobilier que les héritiers laissaient en l'état, un ensemble qu'ils jugèrent magnifique et s'empressèrent de désirer conserver en le rénovant à l'identique, pour une famille sans attaches et sans antériorité dont les malles ne contenaient que quelques vêtements et des objets de petite dimension,  un emménagements d'expatriés

la Dame se souvient tout à fait de l'odeur de renfermé et du soleil que sa mère fit soudain rayonner dans les pièces, désireuse de ramener la vie comme elle savait si bien le faire, où qu'elle fût, et dès le lendemain matin, un sécateur entre les doigts, elle taillait à vif les buissons, ramenait les branches et les rajustait sur leurs portiques, hissant sur un tas de plus en plus haut le produit d'un arrachage hardi qui finalement partit en fumée

chaque jour le dessin des allées gagnait en clarté, on retrouvait les espaces tels qu'Edith les avait définis un siècle auparavant, on découvrit même dans un tiroir que personne n'avait songé à vider le cahier où la jeune anglaise notait ses plans, ses achats, ses projets

elle pouvait dater la plantation d'un datura, d'un rosier, et lisait avec émotion comment on avait surveillé, soigné, tel bougainvillier pour devoir un an plus tard l'arracher, qui n'avait pas supporté la sècheresse

ils l'avaient donc non pas investie mais adoptée cette villa, avec toute son histoire en espérant lui donner un avenir différent de celui qu'on avait imposé à la plupart de ses consœurs, dont seuls subsistaient le long des boulevards les grilles majestueuses, et le nom immortalisé dans la pierre tandis que le parc fortement élagué accueillait d'immenses blocs soi-disant respectueux du prestige dont on avait usurpé les titres, et dérisoire orgueil, le nom cent fois repris du promoteur de ce désastre

Partager cet article
Repost0
15 mars 2012 4 15 /03 /mars /2012 15:32

15 mars, 2012

alors qu’elle attendait anxieusement que son père revint du bled où il vendait du tissu, des enfants comme elle portaient sous leur djellaba les munitions qui devaient faire sauter les ponts, et cette similitude antagoniste elle se reprochait de ne pas l’avoir comprise, comme elle se reprochait l’unique point de vue où l’immobilisme de sa condition de petite fille blanche l’avait tenue en otage, obligée qu’elle avait été de ne donner aux actes qu’un seul sens

 

prendre sa respiration, s’étirer, aller arroser au pied des lianes grandes assoiffées, écouter les passants qui discutent en portant leurs paniers, une charrette à roulettes grince, un enfant dévale le boulevard sur une planche, des objets roulants non identifiés déchirent la sieste de gens qui maintenant se dressent sur le lit, maugréent, finalement se lèvent et vont boire un verre d’eau, la ville est toute molle, toute engourdie, même les travailleurs se frottent les yeux devant leurs écrans, s’appuient contre un mur pour en allumer une, enfin chacun fait comme il peut pour reprendre ses esprits et pendant ce temps-là l’Amérique se réveille

 

un peintre descend de son échelle et regarde avec plaisir la fresque qu’il vient de restaurer, une fresque associant un bleu cobalt avec un jaune de chrome, imitant le bombé d’une plaque de céramique

ainsi on retrouvait-on encore aujourd’hui sur la façade de la petite villa les fameux coloris et les entourages romans où  Lucca della Robbia avait souvent placé ses personnages, et que la Baronne de Rothschild avait accrochés aux murs du patio de sa villa du Cap Ferrat, se conformant ainsi aux goûts de son époque, où l’on se devait d’avoir une salle de sculptures italiennes de la Renaissance, telle qu’on les voit aussi chez les Jaquemart André, ou telles qu’elle furent chez son beau-frère Charles Ephrussi

 

mais qu’une chanteuse niçoise ait eu l’œil de les reconnaître accrochées au mur derrière les colonnes du patio lorsqu’elle était venue chanter des mélodies de Fauré à Saint Jean Caop Ferrat juste avant la grande guerre témoigne de la sensibilité qui était la sienne malgré ses origines paysannes et ses débuts peu glorieux, juste avant que Virgile n’intervienne pour qu’elle se produise en concert

 

Virgile avait la hantise de ressembler à son grand-père comme à son père

 

planté devant le miroir du grand salon de l’appartement de la rue de la Terrasse, il cherchait anxieusement cette lueur cruelle qui animait seule le regard sombre de Grégoire dans le portrait accroché à sa droite, puis tournant la tête il butait cette fois sur l’air doux et presque féminin de son père, hérité de Catherine : ainsi oscillait-il entre ces deux pôles, incapable quand il se jugeait de face, de dire ce qui ressortait de ses propres traits, de la blondeur de ses cheveux très Mareuil, de ses lèvres minces  héritées des Baggio  comme ils avaient offert à ses yeux d’un gris bleuté une expression plus noble, dont il eût souhaité cependant qu’ils provoquassent quelque terreur plus Mareuil pour ceux qui avaient l’audace de les défier, car de même qu’il traquait en lui les défauts de ses parents, il lui arrivait de les y rechercher et dans ce cas il leur prêtait des qualités

 

il aimait dans la faiblesse d’Armand sa propension à aimer incontinent, sans chercher de bénéfice et dans l’insensibilité de Grégoire la force de vaincre le destin sans risquer de perdre la face en tergiversant puisque rien n’avait été plus éloigné de cet homme que l’idée de conscience

 

c’est justement sa conscience qui lessivait la volonté de Virgile : il aurait aimé accomplir telle action, acheter telle terre, contracter tel emprunt et soudain se dressait devant lui le spectre du mal, d’une sorte de délit dont il pourrait être l’auteur, comme si la faute première de sa race lui était soudain imputée bien qu’il n’en soupçonnât nullement l’existence

la Révolution française n’avait pour lui aucune signification, d’une part parce qu’il était Niçois et qu’à cette époque Nice appartenait au Royaume de Sardaigne, et surtout parce que Grégoire avait eu soin de ne laisser rien transparaître de ses origines,  dont on les savait seulement françaises : pas un souvenir, pas un mot, pas un geste n‘en avait jamais rien trahi

pourtant, accueilli au sein de cette famille, tout au Sud Est de la France, noyé dans une autre civilisation, Grégoire avait peut-être insidieusement transmis non l’objet de la honte, puisque lui-même n’en éprouvait aucune, mais l’empreinte en creux, une encoche dans son blason qui, plusieurs générations plus tard, se manifestait par l’interrogation d’un jeune homme guettant sur ses propres traits la marque d’une infamie

 

pour s’être vu chaque matin dans la glace on n’en demeure pas moins étonné un jour de se voir marqué de ce sceau : l’assassin semble avoir prolongé son acte en désignant un innocent

 

si Grégoire avait tué, malgré ce qu’on en savait sur les champs de bataille de l’Europe, ce n’était pas en vertu de son héroïsme qu’on l’eût décoré, car on pouvait lire sur son visage, sanglé par une belle cravate blanche en mousseline, dans une posture dont les boutons d’or accentuaient la raideur, une sorte d’armure de velours vert, alors que ses cheveux à la Titus flamboyaient, le caractère monolithique d’un homme sans pitié

 

plus que calculateur, il tenait à sa liberté et à sa peau

 

il en devenait lâche, et cette lâcheté il en fut qui la prirent pour des sentiments, car lorsqu’il se sentait en danger ou s’il imaginait qu’il était préférable pour ses affaires de se montrer conciliant, il trouvait au plus profond de lui-même et parvenait à faire remonter à la surface une sorte de sourire dont la fausseté était elle-même manipulée par l’existence de sa fameuse balafre, comme ces femmes dont on a étiré les joues et qui pour ne plus pouvoir sourire en semblent éternellement joyeuses

 

on se disait que le pauvre homme était bien amputé de ne plus même savoir exprimer la joie ou la tendresse à  cause de cette vilaine cicatrice un peu boursouflée qui lui tranchait la joue gauche et provoquait chez les dames le désir d’en soulager la détresse par un caresse embaumée, chose dont Grégoire n’avait pas même idée, lui qui n’approchait les femmes que de dos, ne souhaitant pour rien au monde rencontrer leur regard

 

mais de cela Virgile ne savait rien non plus : lorsqu’il avait abordé Edith, il était déjà âgé de quarante-neuf ans, faisait figure dans la société multi-culturelle qui s’échelonnait de la mer aux collines d’un homme entreprenant, intelligent, cultivé, en un mot fréquentable,  un entrepreneur niçois de bonne allure, qui avait par tradition l’amour de la terre

 

à côté de ses engagements dans une banque dont il avait immédiatement compris que son établissement à Nice aiderait au développement de la ville  en parcellisant les grands domaine pour introduire dans un vaste territoire alors principalement rural, c’est à dire Brancolar-Cimiez, la possibilité d’accueillir de plus petites propriétés, en jouxtant d’immenses comme Valrose, Liserb  ou Montebello…

Partager cet article
Repost0
15 mars 2012 4 15 /03 /mars /2012 15:22

La Villa Séraphin a été commencée sur un autre blog. Elle continue sur celui-ci.

Les inédits suivants seront publiés ici-même.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Inedits de Katy Remy
  • : Inédits sous forme de feuilleton
  • Contact

Recherche

Catégories

Liens