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15 mars 2012 4 15 /03 /mars /2012 15:32

15 mars, 2012

alors qu’elle attendait anxieusement que son père revint du bled où il vendait du tissu, des enfants comme elle portaient sous leur djellaba les munitions qui devaient faire sauter les ponts, et cette similitude antagoniste elle se reprochait de ne pas l’avoir comprise, comme elle se reprochait l’unique point de vue où l’immobilisme de sa condition de petite fille blanche l’avait tenue en otage, obligée qu’elle avait été de ne donner aux actes qu’un seul sens

 

prendre sa respiration, s’étirer, aller arroser au pied des lianes grandes assoiffées, écouter les passants qui discutent en portant leurs paniers, une charrette à roulettes grince, un enfant dévale le boulevard sur une planche, des objets roulants non identifiés déchirent la sieste de gens qui maintenant se dressent sur le lit, maugréent, finalement se lèvent et vont boire un verre d’eau, la ville est toute molle, toute engourdie, même les travailleurs se frottent les yeux devant leurs écrans, s’appuient contre un mur pour en allumer une, enfin chacun fait comme il peut pour reprendre ses esprits et pendant ce temps-là l’Amérique se réveille

 

un peintre descend de son échelle et regarde avec plaisir la fresque qu’il vient de restaurer, une fresque associant un bleu cobalt avec un jaune de chrome, imitant le bombé d’une plaque de céramique

ainsi on retrouvait-on encore aujourd’hui sur la façade de la petite villa les fameux coloris et les entourages romans où  Lucca della Robbia avait souvent placé ses personnages, et que la Baronne de Rothschild avait accrochés aux murs du patio de sa villa du Cap Ferrat, se conformant ainsi aux goûts de son époque, où l’on se devait d’avoir une salle de sculptures italiennes de la Renaissance, telle qu’on les voit aussi chez les Jaquemart André, ou telles qu’elle furent chez son beau-frère Charles Ephrussi

 

mais qu’une chanteuse niçoise ait eu l’œil de les reconnaître accrochées au mur derrière les colonnes du patio lorsqu’elle était venue chanter des mélodies de Fauré à Saint Jean Caop Ferrat juste avant la grande guerre témoigne de la sensibilité qui était la sienne malgré ses origines paysannes et ses débuts peu glorieux, juste avant que Virgile n’intervienne pour qu’elle se produise en concert

 

Virgile avait la hantise de ressembler à son grand-père comme à son père

 

planté devant le miroir du grand salon de l’appartement de la rue de la Terrasse, il cherchait anxieusement cette lueur cruelle qui animait seule le regard sombre de Grégoire dans le portrait accroché à sa droite, puis tournant la tête il butait cette fois sur l’air doux et presque féminin de son père, hérité de Catherine : ainsi oscillait-il entre ces deux pôles, incapable quand il se jugeait de face, de dire ce qui ressortait de ses propres traits, de la blondeur de ses cheveux très Mareuil, de ses lèvres minces  héritées des Baggio  comme ils avaient offert à ses yeux d’un gris bleuté une expression plus noble, dont il eût souhaité cependant qu’ils provoquassent quelque terreur plus Mareuil pour ceux qui avaient l’audace de les défier, car de même qu’il traquait en lui les défauts de ses parents, il lui arrivait de les y rechercher et dans ce cas il leur prêtait des qualités

 

il aimait dans la faiblesse d’Armand sa propension à aimer incontinent, sans chercher de bénéfice et dans l’insensibilité de Grégoire la force de vaincre le destin sans risquer de perdre la face en tergiversant puisque rien n’avait été plus éloigné de cet homme que l’idée de conscience

 

c’est justement sa conscience qui lessivait la volonté de Virgile : il aurait aimé accomplir telle action, acheter telle terre, contracter tel emprunt et soudain se dressait devant lui le spectre du mal, d’une sorte de délit dont il pourrait être l’auteur, comme si la faute première de sa race lui était soudain imputée bien qu’il n’en soupçonnât nullement l’existence

la Révolution française n’avait pour lui aucune signification, d’une part parce qu’il était Niçois et qu’à cette époque Nice appartenait au Royaume de Sardaigne, et surtout parce que Grégoire avait eu soin de ne laisser rien transparaître de ses origines,  dont on les savait seulement françaises : pas un souvenir, pas un mot, pas un geste n‘en avait jamais rien trahi

pourtant, accueilli au sein de cette famille, tout au Sud Est de la France, noyé dans une autre civilisation, Grégoire avait peut-être insidieusement transmis non l’objet de la honte, puisque lui-même n’en éprouvait aucune, mais l’empreinte en creux, une encoche dans son blason qui, plusieurs générations plus tard, se manifestait par l’interrogation d’un jeune homme guettant sur ses propres traits la marque d’une infamie

 

pour s’être vu chaque matin dans la glace on n’en demeure pas moins étonné un jour de se voir marqué de ce sceau : l’assassin semble avoir prolongé son acte en désignant un innocent

 

si Grégoire avait tué, malgré ce qu’on en savait sur les champs de bataille de l’Europe, ce n’était pas en vertu de son héroïsme qu’on l’eût décoré, car on pouvait lire sur son visage, sanglé par une belle cravate blanche en mousseline, dans une posture dont les boutons d’or accentuaient la raideur, une sorte d’armure de velours vert, alors que ses cheveux à la Titus flamboyaient, le caractère monolithique d’un homme sans pitié

 

plus que calculateur, il tenait à sa liberté et à sa peau

 

il en devenait lâche, et cette lâcheté il en fut qui la prirent pour des sentiments, car lorsqu’il se sentait en danger ou s’il imaginait qu’il était préférable pour ses affaires de se montrer conciliant, il trouvait au plus profond de lui-même et parvenait à faire remonter à la surface une sorte de sourire dont la fausseté était elle-même manipulée par l’existence de sa fameuse balafre, comme ces femmes dont on a étiré les joues et qui pour ne plus pouvoir sourire en semblent éternellement joyeuses

 

on se disait que le pauvre homme était bien amputé de ne plus même savoir exprimer la joie ou la tendresse à  cause de cette vilaine cicatrice un peu boursouflée qui lui tranchait la joue gauche et provoquait chez les dames le désir d’en soulager la détresse par un caresse embaumée, chose dont Grégoire n’avait pas même idée, lui qui n’approchait les femmes que de dos, ne souhaitant pour rien au monde rencontrer leur regard

 

mais de cela Virgile ne savait rien non plus : lorsqu’il avait abordé Edith, il était déjà âgé de quarante-neuf ans, faisait figure dans la société multi-culturelle qui s’échelonnait de la mer aux collines d’un homme entreprenant, intelligent, cultivé, en un mot fréquentable,  un entrepreneur niçois de bonne allure, qui avait par tradition l’amour de la terre

 

à côté de ses engagements dans une banque dont il avait immédiatement compris que son établissement à Nice aiderait au développement de la ville  en parcellisant les grands domaine pour introduire dans un vaste territoire alors principalement rural, c’est à dire Brancolar-Cimiez, la possibilité d’accueillir de plus petites propriétés, en jouxtant d’immenses comme Valrose, Liserb  ou Montebello…

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