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12 mai 2012 6 12 /05 /mai /2012 18:03

En été 1971, la terrasse du Provence était bondée, de ce public bon enfant, plus de vieux que de jeunes, qui aime s'attarder aux abords des gares routières, s'amusant des manœuvres rendues difficiles par l'étroitesse des couloirs, deux seulement, posés le long de l'ancien casino. Le marchand de journaux accrochait le regard avec les premiers numéros d'une presse considérée comme underground, dont je parlerai plus tard.


On ignorait que trente ans nous séparaient à peine des grandes foules (on écrit 70 000 personnes) qui s'entassaient aux fêtes que Darnand organisait en l'honneur de Pétain dans ce même casino aujourd'hui voué à la destruction, et sur cet emplacement, en 2000 on fait du skate.


Dans les caves déjà condamnées du Provence, on préférait imaginer les spectacles que donnaient voici un an, les artistes locaux, Daniel Biga et le groupe Fluxus de Nice, et dont avaient eu raison quelques soupçons de trafics de drogue. Aujourd'hui, le Provence était un café un peu sale, avec ses banquettes bordeaux le long des miroirs, son bar et ses toilettes bien connues à cause des trous qui ajouraient subrepticement ses portes afin de laisser les indiscrets y coincer les femmes accroupies.

 


Nous étions au mois de juin, il faisait très beau et le dernier bus pour Cap Ferrat partirait bientôt.
La jeune femme qui cherchait du regard une chaise portait un ensemble tilleul, une longue jupe en biais et un boléro découvrant un peu de ses rondeurs. Deux jeunes hommes l'interpellèrent et lui offrirent une place entre eux. L'un était artiste et l'autre pas. Celui-ci avait du sang vietnamien, des yeux légèrement bridés sous ses lunettes. Ni beau ni laid. Brun, petit. Souriant. Moins que l'autre avec sa tignasse aux reflets rouges, élancé, élégant lorsqu'il avançait les bras hors d'un pull trop court. Des hommes différents, qui ne draguaient pas outrageusement, mais parlaient avec un ton de liberté hors du commun. Comme s'ils n'avaient aucune entrave. Partir, venir, inviter, refuser, voilà qui ne posait aucun problème. On les aurait dits déposés d'une planète étrangère; comme ça, en fin d'après-midi, à Nice, sans passé ni futur. De simples humains que rien d'humain ne laissait indifférents.


La jeune femme sentit immédiatement que cet esprit de liberté la gagnait. Les bus pour Saint Jean se succédèrent jusqu'au dernier sans qu'elle fit un geste pour les rejoindre. Son père la klaxonnant dans son américaine blanche décapotable ne lui aurait pas fait lever les yeux. Elle n'imaginait ni comment quitter ce café ni où aller, ayant en quelque sorte entre leurs mains remis son esprit selon la belle formule de Montherlant.


Quelle fascination, et à quel propos ? Presque rien. Des noms qui fusent. Warhol, Breton, Klein. Des notions : la transparence, l'orange, la ville. Une entière disponibilité à ce qui va advenir. Voilà comment on fait basculer sa vie.
Patrick et Michel. Deux hommes entièrement différents, un intellectuel et un hédoniste. Entre eux, de l'écoute, des silences, des gestes amicaux. La pudeur des  sentiments masculins. On ne s'avoue ni amour ni désir. On marche à deux ou à trois en agitant les bras pour montrer des images capturées dans une vitre, dans un miroir. On lit dans le regard de l'autre son approbation, son admiration. Des regards qui se cherchent et aboutissent à un portrait entièrement imaginaire. Le théâtre de la vie, chacun acteur et observateur. La longue traînée que laisse ton manteau jaune sur la rétine du passant équivaut à une oeuvre picturale, éphémère ou éternelle selon l'état de celui qui l'aura reçue, je veux dire accomplie.


Le Provence pour quelques uns, c'était la table d'hôtes, le living-room d'une maison qu'ils n'avaient pas. Gilbert François s'installait face aux miroirs et travaillait ses expressions sans rire tandis que ses amies jouaient à intercepter son image pour l'empêcher de se voir. Il notait les grandes lignes de sketches qui allaient faire de lui l'un des acteurs les plus enjoués du nouveau théâtre de Nice, sous le regard de Gabriel Monnet et de son emblématique totem, forgé pour lui par Calder et nommé Caliban II. Aux jeunes de sa troupe, Monnet allait offrir la liberté d'un spectacle de sketches intitulé Radio Caroline en l'honneur de cette fameuse radio-offshore de Ronan O'Rahilly installée dans les eaux internationales au large de l'Angleterre sur un navire émetteur depuis Pâques 1964.

 

Le théâtre-off niçois se réunit là souvent dans les années 70, notamment sous la houlette de Paul et Marie-Jeanne Laurent. Charles Tinelli, écrivain de théâtre et metteur en scène, y donne ses rendez-vous pour préparer sa pièce "Jacques l'éventreur" avant que toute la troupe file en G7 vers Saint Jeannet où les attend Gisèle Tavet, LA Gigi du Grand Cirque, toujours îvre, mais de champagne.


Lorsque tout le pâté de maison va se trouver en travaux depuis la place Masséna jusqu'à la rue Alberti,  le Félix achète le Provence et s'y installe  emportant sa propre clientèle bcbg, Fahri, César, les trafics des fils à papa et les michetons, alors qu'on construit le Pont Neuf à leur place. La gare routière  se faufile dans l'ensemble des parkings du Paillon et les artistes font le grand écart en se réunissant sur la place du Palais de Justice, au Pastrouil ou à la Civette. Il s'agit d'une autre génération. Paris a encore ponctionné la province, laquelle a été incapable de donner un espace à ses créateurs. Le théâtre s'est expatrié. Monnet a quitté Nice. Les directeurs suivants ont à coeur de se promouvoir. Exit Radio Caroline, exit l'intégration des acteurs locaux. Le cercle Molière continue cahin caha derrière un Bernard Fontaine plus théâtreux que jamais, joueur invétéré au cercle de bridge de l'Artistique. Le talent de Numa Sadoul leur reste étranger, l'Opéra de Nice le dédaigne quand Lille, Bordeaux, Marseille l'applaudissent.

 

En 1979 le Salon du Livre périclite, la ville retombe dans ses propres rets. L'idée d'une révolution intellectuelle avait fait long feu  même si en 1981 une foule importante s'était amassée place Masséna pour acclamer l'arrivée de la gauche au pouvoir, et malgré les sursauts de l'Association pour la Démocratie à Nice, nous savions que Nice resterait cette petite ville en bas à droite, aux frontière italiennes, à l'Est.


Que vont devenir nos personnages pendant ces décennies ?
Il ont face à eux la résistance, le départ, l'ancrage et sa mémoire, ou le désespoir. (à suivre)

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