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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 09:56

Quand nous parcourions la ville pour venir la retrouver, nous nous cachions de tous, y compris de notre père et de notre oncle croisés en armes et le visage entouré de foulards. Une guerre des ombres. Les raisons de tuer se transmettaient comme un secret. Parfois, on se penchait malgré soi sur un corps pour le secourir et ce corps vous saisissait à la gorge avant de s'effondrer. Qui était l'ennemi de qui et depuis quand? Depuis toujours, balbutiaient les aïeuls. On n'avait pas enseveli la hache de guerre, on l'avait cachée. Souterrains et greniers recélaient les ferments d'une guerre nouvelle.

 

Hortense ce soir-là, je m’en souviendrai toujours,  était habillée de noir, de prune, de mordoré, Elle était emmitouflée de fourrure marron, chaussée de bottes basses en peau châtaigne. Des rubans attachaient ses cheveux. Des gants  cachaient ses mains. Je  ne la reconnaissais pas. J’étais seul. Désormais je serais seul avec elle. Jérôme, l'échevelé, avait rejoint le bois. Je ne m'en sentais pas capable. J’étais seulement habile à faire fi des patrouilles. Je me faufilerais bien facilement encore jusqu'à chez elle le plus souvent possible. Elle s'appuyait contre le dossier de la chaise sans me répondre, fixant la porte. Je me suis avancé pour intercepter son regard, mais elle a baissé les yeux, embarrassée semblait-il. Je ne pouvais pas croire que cette femme cherchait ses mots, qu'elle réprimait un tremblement, qu'elle craignait que sa voix la trahisse.

 

Nous vivions dans une de ces provinces éloignées du pays qu'un simple changement de saison isole totalement. Une débâcle. Un petit séisme. Tout n'est que fleuve infranchissable. Je sais aujourd’hui que de grands succès, une extrême prospérité, ont pour effet ordinaire d'enivrer l'esprit des hommes, d'enfler leur vanité et leur orgueil. Dans un instant où le bonheur est à son comble, je ressentais, en présence de cette femme, une vive inquiétude. Je craignais qu'une décision fâcheuse ne vienne détruire ma félicité, et que toute cette joie ne s'évanouisse bientôt sans laisser de traces.

 

Elle reconnaît cette prose latine que nous avons si souvent lue à voix haute. La mémoire lui est venue, dont je me plaignais tant de ne pas l'avoir reçue en partage. Elle m’affirmait que tout me serait acquis plus tard, quand nous aurons fermé toutes les portes et toutes les fenêtres.

« Quand la ville elle-même ne sera plus qu'une immense prison cernée de bronze. Alors, racontait-elle en souriant, c'est le jour qui te sera offert, filtrant à travers la fente d'un mur. Et la voix fragile provenant d'un soupirail, la voix de l'oiseau entre les poutres, les pas effleurant le sol à la ronde. « 

 

De quelle prison parlait-t-elle donc, et de quelle nuit ?

 

Il y avait sur chaque meuble ce soir-là un cartel de bronze doré que je n'avais jamais remarqués. Ou bien n'y étaient-ils pas. On les avait remontés de sorte qu'ils sonnassent de quart d'heure en quart d'heure. Leur carillon se propageait tout autour de la pièce tandis que je me taisais.

 

« On ne saura jamais ce qu'il en est de la révolution ou de la guerre dont les dernières fumées parsèment le ciel. Les guerres ici flambent et s'éteignent tous les vingt ans. Histoire de vider quelques querelles et de laver l'honneur. Les femmes qui étaient retournées dans leur famille s'en reviendront avec leurs jeunes enfants. On tentera d'oublier sa langue, ses couleurs, les chants de sa patrie. On redeviendra taciturne. »

 

C'est ainsi qu'Hortense m’a obligé à sourire malgré le cliquettement des armes et le martellement des pas devant la porte. Elle a simplement dit: « C'est pour moi ». Et puis elle est sortie à leur rencontre.

 

Sans dire son nom comme elle l'avait promis.

 

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13 avril 2012 5 13 /04 /avril /2012 10:10

A l'idée que, franchie cette haie de troènes, le temps de guerre s'arrêtait pour laisser place à l'univers feutré de la bibliothèque, une angoisse terrible nous saisissait. Dès lors que la mort avait décimé les tribus, aucun lieu ne pouvait être épargné. Et la notion de trahison s'empara de notre esprit.

 

Nous la regardions, apparemment calmée, qui ajoutait une bûche dans la cheminée. Nous lui avons avoué que depuis plus d'un mois aucune cheminée hormis la sienne ne fumait plus : les bois étaient situés sur l'autre bord et abritaient des armées. Parfois on en voyait flamber une partie la nuit. Des réseaux s'étaient constitués pour aller subrepticement en chercher, mais ils ne rapportaient jamais que quelques fagots distribués à l'hôpital. On cassait en menus morceaux chaises et tables. Démeublées, les pièces paraissaient encore plus glaciales. On les isolait avec des paquets de journaux posés sur le sol. Elle remarqua alors seulement que nos jambes étaient enroulées dans des pages anciennes du quotidien local. Pourquoi le froid s'était-il donc abattu sur le pays dès les premiers jours du conflit?

 

On lui apprenait que des factions se préparaient à la guerre depuis des mois dans le plus grand secret. Pourtant les gens qui gardaient le pont portaient parfois les mêmes patronymes et riaient encore la veille des mêmes plaisanteries. Il n'y avait aucune différence notable entre celui-ci et celui-ci, entre ce mort et ce vivant, entre cette mère et cette fille. Tout ce qui avait présidé à nos jeux, la rivalité enfantine que l'on tournait en dérision, jeux de mains jeux de vilains, etc. tournait au drame. Les combattants retrouvaient derrière une vitre leur propre visage tuméfié par la crosse. Des mains se tendaient, l'une serrant une pierre et l'autre s'ouvrant pour demander à boire. Le râle des mourants atteignait les vivants en plein front.

 

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12 avril 2012 4 12 /04 /avril /2012 11:23

Plus tard, elle a entendu nos pas dévaler la rue encore pavée jusqu'au boulevard, puis rien ne les a distingués du reste du monde. C’est aussi ce soir-là que nous avons vu Samuel pour la dernière fois.

 

Le lendemain, elle nous avait guettés depuis le matin. Elle avait laissé se perdre son déjeuner. Les livres qu'elle avait ouverts l'étaient restés, éparpillés. Elle appuyait ses mains sur les accoudoirs puis les serrait à en blanchir. Entendait-elle gronder au-delà de la rivière les canons dirigés sur le fort ? Des mouvements lui semblaient animer la ville basse. Ce n'était ni des chants ni des pas, mais une masse qui roule vers l'horizon.  Nous sommes venus, Jérôme et moi et nous avons passé notre temps à évoquer des scènes de barricades et de tranchées comme nous en avions vu à la télévision. Elle nous a parlé des Révolutions, et de la gloire dans ce qu'elle avait d'outrageant pour le vaincu comme pour le vainqueur.

 

Pas un instant la question ne s'était posée à nous de savoir si cette femme, arpentant la pièce, presque pâle, amaigrie soudain, et les jeunes gens emportés que nous étions décrivant la peur des autres, l'approche d'ennemis innommables, la fraîcheur de la nuit que nous avions passée à la belle étoile sur les pentes du toit, soutenaient une cause identique. Nous évoquions l'absence du garçon aux yeux de gazelle. Une immense lassitude de cette toute jeune guerre s'emparait de nous. Déjà nous manquait la liberté, alors que le collège n’était fermé  que depuis une semaine. Jérôme émit l'idée que bientôt il nous serait impossible de venir chez Hortense : on allait établir un couvre-feu, et la nuit tombait encore très tôt.

 

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11 avril 2012 3 11 /04 /avril /2012 08:57

Ce soir-là, Jérôme a joué sur la table avec des oranges, qui ont roulé vers l’abîme… Elle a retenu l'une d'elles entre ses doigts et l’a portée à ses lèvres. Il a reculé comme s'il était entré par inadvertance. Elle n’a découvert la blessure de Samuel qu'un peu plus tard. En se glissant entre les haies pour nous rejoindre il avait été effleuré par une balle qu’on peut croire perdue. Sans un mot elle a lavé la plaie à l’eau oxygénée et l’a bandé, puis elle a passé son bras derrière ses épaules et l’a gardé un moment contre elle pendant que nous racontions.

 

Les choses s’étaient déroulées à leur habitude. Dehors, le vent frais décourageait les dernières fleurs. Une ombre semblait attendre près des grands arbres sur la colline. Comme si un sursis nous était accordé. De toutes les cheminées de la ville s'échappaient des fumées brunes : c'était là le signe habituel, des hommes se levaient et s'approchaient pour se serrer la main. Aucune promesse n'accompagnait leur départ. Et nous les enfants nous quittions nos parents chaque fois pour toujours, conscients de ne rien savoir les uns des autres.

 

Jusqu'à cet instant, les mouvements de la foule étaient restés discrets au point qu'elle n'aurait su dire avec quelle sorte de guerre cette ville était aux prises. Mais après notre récit, elle nous imaginait très bien nous faufilant de maison en maison. Ou bien empruntant des passages souterrains que seuls les enfants connaissent. Ou bien se cachant derrière les voitures et courant d'une porte à l'autre. La ville devait ressembler à un immense terrain vague, à un terrain de jeu, à un chantier de fouilles. Comme notre jeunesse lui paraissait joyeuse! Jusqu'à cette tache de sang et  jusqu’au visage défait de l’enfant.

 

Alors elle s’est mise à tourner sur elle-même en criant comme une folle: « enfin! enfin! »

 

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10 avril 2012 2 10 /04 /avril /2012 09:57

"La haine est bien celle qui veille et tient entre ses doigts les paupières soulevées des hommes.  Elle est la déesse de l'éveil et de l'attente. Elle est assise sur le bord de la tranchée et raconte toute la nuit qui précède le combat. Elle garde la plaie ouverte : la souffrance te conservera peut-être en vie cette fois encore.  Muets, les hommes suivent ses gestes d'un regard anxieux : que vient-elle troubler leur quiétude?"  voilà ce que disait Hortense.

 

Nous étions là, immobiles, debout, resserrés, écoutant ses paroles comme s'il s'agissait de reproches immérités. Mais au contraire, elle nous accusait et nous sommait d'avouer ce que nous croyions savoir. Depuis des mois peut-être nous  ne pouvions plus franchir le pont sans laisser-passer. Des morts coulaient puis surnageaient qui heurtaient finalement les piles énormes. Nos paroles s'écartaient de la vérité pour plonger dans le désespoir. Elle nous écoutait avec cette ardeur qu'elle seule savait évoquer d'un frémissement des lèvres ou d'un fléchissement des épaules. Tout ceci ne nous effleurait pas ces derniers mois. Nous ne savions pas lire sur les visages ; nous étions en face des hommes comme aveugles et sourds ; les mots que nous accumulions, nous les puisions dans une mémoire qui ne nous appartenait pas, et une sagesse, dont nous ne soupçonnions pas l'origine, nous conduisait. Hortense était à nos côtés qui nous encourageait et nous insultait. D'une main et de son revers elle nous attirait et nous rejetait.

 

Nos parents avaient commencé depuis des mois à faire des réserves de nourriture. On avait recreusé les caves empierrées. Tout ce qui n'avait finalement jamais été oublié refaisait surface : les bruits et les odeurs d'abord, puis les gestes préparant la survie. On réentendait la voix des anciens. Les vieux, entourés et flattés, dirigeaient la résistance. Ils avaient survécu à trois ou quatre guerres. Des grands-mères écharpaient des draps qui combleraient les plaies. Elles embauchaient les enfants en bas âge, qu'elles affolaient de récits sanglants.

 

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9 avril 2012 1 09 /04 /avril /2012 10:51

Elle avait posé sur la table une grande feuille de papier épais. Tout en nous écoutant lire à haute voix un passage de Montaigne elle repliait le papier qui bruissait. Un trou-trou exactement placé en haut et en bas recevrait, nous expliqua-t-elle, un ruban de faille grise. Nous roulions ce ruban entre nos doigts et nous en faisions jouer les moirures soyeuses.

 

Nous pouvions donc passer notre temps à nous taire en regardant la bibliothèque, en feuilletant un livre, en écoutant un enfant  ânonnant ses gammes à l’étage au-dessus. Ce sont des choses qui ne se font nulle part. Des choses exquises et fragiles. Le regard interrompt la pensée et la recharge. La voix limite la rêverie.

 

Cependant, partout ailleurs dans la ville des événements s'emparaient de notre destin sans que nous y prenions garde. Des hommes se comptaient et d'autres s’observaient. Ils étaient jaugés et triés, et les peseurs d'âme  fuyaient le long du fleuve. Déjà, leurs pas s'estompaient, laissant place à la fureur. La guerre  s'approchait.

 

Hortense mimait les fileuses, elle agitait sa quenouille et, saisissant un énorme ciseau de tailleur, elle coupait tragiquement ce fil dont un instant auparavant elle avait déroulé la soie. Ariane est restée sur l'île, abandonnée par Thésée. Le fil est rompu, la mort s'empare de l'homme à l'abandon. 

 

La ville était presque trop loin pour que l'on puisse entendre le roulement des tambours et pourtant, dans le secret des caves, de nos caves et de nos greniers, on s'agitait et on aiguisait les faux.

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8 avril 2012 7 08 /04 /avril /2012 11:16

Le lendemain, elle tenait à la main "Les Lettres de mon moulin" dont elle nous lisait  sans commentaire les quelques pages intitulées "Les Vieux", puis elle a replacé le livre et changé de sujet, enterrant et l'horloge et l'ennui.

 

Dans certaine ambassade orientale où elle disait avoir séjourné, Hortense se souvenait que les lettrés se réunissaient autour de leur ami, l'attaché culturel, et que la conversation ne se déroulait qu'en utilisant des phrases extraites de certain livre de poésie que tout un chacun connaissait par cœur. Sa propre grand-mère conversait avec ses amies en citant les classiques européens. Des camarades à elle avaient ferraillé deux heures durant, l'un armé de Rimbaud et l'autre de René Char. Elle nous soutenait cela de si belle humeur que nous nous sommes mis à envier la légèreté que procure cette mémoire, cet instant d'allégresse où la voix après s'être ressourcée disperse la parole du poète, la parole essentielle. De cela, nous étions au bout de six mois convaincus: la poésie est la qualification extrême de toute écriture. Elle nous avait tant lu de textes, que nous pouvions maintenant d'un seul coup d'œil la distinguer, cette phrase limpide qui nous rejoint partout. Elle nous donnait envie de tenter d'apprendre quelque page et de la dire sans effet, comme on se la dicterait en quelque sorte. Nous avons su que réciter n'a pas lieu d'être. Se souvenir et murmurer appartenaient donc à la création du poème. Ce soir-là, nous avions avancé d'un pas mais ne le savions pas encore. Nous avions glissé de nos sièges et nous l'entourions. Je ne sais pas comment il nous fut possible de partir.

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6 avril 2012 5 06 /04 /avril /2012 10:34

Hortense après nous avoir écouté sans rien dire s’est mise à lire un passage d'une œuvre romantique dont les illustrations gravées la faisaient sourire. Elle nous a fait approcher et regarder avec elle ce rocher duquel un jeune homme tenant une lettre à la main va se jeter. Elle nous a demandé de lui décrire la scène, ce qui devrait se produire ensuite, quand le corps du héros sera déchiqueté par le ressac. Pas un d’entre nous n’a pensé à Robinson Crusoë. Samuel s’est alors souvenu d’avoir vu contre la berge, au pied du pont qui sépare la ville en deux le corps d'un ami de ses parents. Mais lui ne tenait aucune lettre. Cette mort mystérieuse nous avait longtemps inquiétés. Hortense suggéra qu'il pouvait s'agir d'un amoureux transi, d'un désespoir profond comme en ressentent les jeunes gens. Elle reprit sa lecture et nous ne fûmes pas loin de nous imaginer dans le corps de Paul attendant à jamais Virginie…

 

Parfois, durant cette heure qu’elle nous accordait chaque semaine, elle ne nous parlait pas. Elle triait des photos sur la table du fond, éclairée par une lampe dont la lumière bleuissait au travers d'une double paroi de soie.  Nous nous installions de plus en plus confortablement, allant maintenant jusqu'à relever nos jambes sur le canapé recouvert d'une fourrure grise et pelée. Nous n'osions pas encore fumer comme cela nous arrivait en cachette sous les piles du pont et nous parlions à voix basse. Samuel, petit blond aux yeux cernés, prenait un livre dans la bibliothèque, Jérôme s'appuyait à son épaule et je rêvassais… Nous n'avions jamais l'occasion de ne rien faire, de nous exercer à l'oisiveté. C'était une oisiveté proche de celle que l'on pratique dans les églises, où le fait d'être sensé prier contient et  excite l'imaginaire.

 

Alors, le dimanche, allongé sur mon lit, solitaire, je tentais de reproduire cet état sans y parvenir : un engourdissement général me conduisait rapidement au sommeil. Nous n'avions pas en nous suffisamment de ressources pour résister au temps, à la lenteur, à la somnolence… les conversations dans la pièce voisine éclaboussaient le moindre rêve… seule la télévision parvenait à nous libérer. Quand Hortense nous délaissait, nous ne ressentions ni le silence ni la solitude.

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5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 09:47

Pendant au moins un mois il avait préparé notre arrivée. Il nous disait comme ça que chez elle, dans ce salon, on parlait bas, qu'il n'y avait jamais de bruit, jamais de cris, qu'elle n'avait pas de télévision, qu'elle allumait un feu dans la cheminée — mais surtout qu'il y avait des livres partout.

 

Quand elle lui a accordé la faveur de nous inviter, il a passé sa nuit éveillé. Il était si calme en classe qu'on le remarqua. Le soir, nous nous sommes lavé soigneusement les mains et le visage avant de quitter le collège.

 

Hortense était bien comme il l'avait décrite. Elle était sans âge à nos yeux, sans beauté et sans laideur. Nous  n'avions aucun point de repère pour la juger et nous avons décidé qu'elle était parfaite. Elle avait mis de la musique et accroché des pastels représentant des odalisques et des chevaux. Les odalisques nous ont d’abord fait sourire et nous avons trouvé les chevaux réussis. On nous avait conduits une ou deux fois dans un musée mais nous avions tellement apprécié le vernis des parquets et la hauteur des escaliers que nous ne nous souvenions d'aucun tableau. Nous étions d’ailleurs incapables de dire de quel musée il s'agissait. On nous avait conduits en car très tôt le matin et ramenés vers cinq heures. Toute l'énergie de nos accompagnateurs s'était dépensée à nous compter, semblait-il. Nous pouvions ajouter qu'il y avait un guide, et que cette personne nous avait longuement parlé d'un grand tableau très sombre devant lequel nous étions restés plantés. Des corps nus, des hommes barbus, une mer démontée, un mât avec une sorte de voile… L'enthousiasme des adultes en face de cette toile n'avait pas réussi à nous enlever à notre ennui.

 

Au retour, nous avions dû raconter cette visite dans une petite rédaction  De Géricault ou de Gauguin, seul l'orthographe difficile nous était restée. Nous n'aurions su relever la moindre différence, la moindre date. Tous ces gens-là étaient morts.

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30 mars 2012 5 30 /03 /mars /2012 09:02

Hortense tirait les ficelles d'un petit monde bien étrange pour la province et pour son âge. Nous lui accordions la trentaine. Elle ne croisait jamais nos mères, elle ne fréquentait ni les marchés ni les boutiques. Nous ne buvions rien chez elle. Elle ne nous offrait que cette heure dans sa bibliothèque. Toutes les autres portes de la maison restaient fermées. Nous n'entendions jamais le téléphone sonner. Elle ne laissait pas de lettres sur la table. Impossible de savoir rien d'elle.

 

Le premier d'entre nous qui la rencontra, le fit en croisant son regard par la fenêtre. Entre lui et elle, une haie juste taillée et quelques buissons fleuris. Il était resté plus longtemps que nécessaire à admirer la façade en pierre où du lierre s'accroche.  Elle l’avait hélé de son fauteuil et il lui avait répondu qu'il passait en revenant du collège. Elle le savait bien, parce qu’elle l'avait déjà remarqué. Il avait ajouté qu'il habitait presque au pont. Comment s’appelait-il ? « Jérôme ».

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