Quand nous parcourions la ville pour venir la retrouver, nous nous cachions de tous, y compris de notre père et de notre oncle croisés en armes et le visage entouré de foulards. Une guerre des ombres. Les raisons de tuer se transmettaient comme un secret. Parfois, on se penchait malgré soi sur un corps pour le secourir et ce corps vous saisissait à la gorge avant de s'effondrer. Qui était l'ennemi de qui et depuis quand? Depuis toujours, balbutiaient les aïeuls. On n'avait pas enseveli la hache de guerre, on l'avait cachée. Souterrains et greniers recélaient les ferments d'une guerre nouvelle.
Hortense ce soir-là, je m’en souviendrai toujours, était habillée de noir, de prune, de mordoré, Elle était emmitouflée de fourrure marron, chaussée de bottes basses en peau châtaigne. Des rubans attachaient ses cheveux. Des gants cachaient ses mains. Je ne la reconnaissais pas. J’étais seul. Désormais je serais seul avec elle. Jérôme, l'échevelé, avait rejoint le bois. Je ne m'en sentais pas capable. J’étais seulement habile à faire fi des patrouilles. Je me faufilerais bien facilement encore jusqu'à chez elle le plus souvent possible. Elle s'appuyait contre le dossier de la chaise sans me répondre, fixant la porte. Je me suis avancé pour intercepter son regard, mais elle a baissé les yeux, embarrassée semblait-il. Je ne pouvais pas croire que cette femme cherchait ses mots, qu'elle réprimait un tremblement, qu'elle craignait que sa voix la trahisse.
Nous vivions dans une de ces provinces éloignées du pays qu'un simple changement de saison isole totalement. Une débâcle. Un petit séisme. Tout n'est que fleuve infranchissable. Je sais aujourd’hui que de grands succès, une extrême prospérité, ont pour effet ordinaire d'enivrer l'esprit des hommes, d'enfler leur vanité et leur orgueil. Dans un instant où le bonheur est à son comble, je ressentais, en présence de cette femme, une vive inquiétude. Je craignais qu'une décision fâcheuse ne vienne détruire ma félicité, et que toute cette joie ne s'évanouisse bientôt sans laisser de traces.
Elle reconnaît cette prose latine que nous avons si souvent lue à voix haute. La mémoire lui est venue, dont je me plaignais tant de ne pas l'avoir reçue en partage. Elle m’affirmait que tout me serait acquis plus tard, quand nous aurons fermé toutes les portes et toutes les fenêtres.
« Quand la ville elle-même ne sera plus qu'une immense prison cernée de bronze. Alors, racontait-elle en souriant, c'est le jour qui te sera offert, filtrant à travers la fente d'un mur. Et la voix fragile provenant d'un soupirail, la voix de l'oiseau entre les poutres, les pas effleurant le sol à la ronde. «
De quelle prison parlait-t-elle donc, et de quelle nuit ?
Il y avait sur chaque meuble ce soir-là un cartel de bronze doré que je n'avais jamais remarqués. Ou bien n'y étaient-ils pas. On les avait remontés de sorte qu'ils sonnassent de quart d'heure en quart d'heure. Leur carillon se propageait tout autour de la pièce tandis que je me taisais.
« On ne saura jamais ce qu'il en est de la révolution ou de la guerre dont les dernières fumées parsèment le ciel. Les guerres ici flambent et s'éteignent tous les vingt ans. Histoire de vider quelques querelles et de laver l'honneur. Les femmes qui étaient retournées dans leur famille s'en reviendront avec leurs jeunes enfants. On tentera d'oublier sa langue, ses couleurs, les chants de sa patrie. On redeviendra taciturne. »
C'est ainsi qu'Hortense m’a obligé à sourire malgré le cliquettement des armes et le martellement des pas devant la porte. Elle a simplement dit: « C'est pour moi ». Et puis elle est sortie à leur rencontre.
Sans dire son nom comme elle l'avait promis.