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17 mars 2012 6 17 /03 /mars /2012 08:57

il restait donc à donner à la Villa Séraphin une nouvelle splendeur, à ouvrir ses portes, à rénover ses parquets et ses marbres, à le faire savoir, à lancer dans la société comme une jeune fille cette petite merveille architecturale, qu'on y monte écouter des solistes, qu'on souhaite à peine débarqué à Nice y être convié à des garden-parties toutes simples, sans donner dans l'orangeade proustienne, tout au moins ne pas sacrifier aux petits canapés mais qu'un verre de punch à la main, ce soit l'art qui serve de zakouski ou de tapas, les tableaux de jeunes artistes accrochés vitement pour quelques heures, un itinéraire de senteurs à parcourir les yeux fermés, des déplacements du violon au soprano, et dans le recueillement la voix d'un poète dont le souvenir résonnera longtemps après qu'ayant connu la gloire il s'éteindra dans l'absolue indifférence

la voix d'Ariana s'échappait par les portes-fenêtres et nul n'aurait su dire la fin de ce miracle, le visage extasié de Virgile et les mains de la cantatrice serrées contre son sein pour réfréner son émotion ou son amour, dans le silence de la nuit quand à cette époque si tard on ne roulait pas sur le boulevard, et que seul parfois le rossignol ou les grenouilles interrompaient la sérénade, alors ils se rejoignaient sur le seuil du balcon et demeuraient l'un contre l'autre à chercher dans le ciel ce que les astronomes suivaient de leurs instruments

puis il l'accompagnait à pied, muni de sa canne-épée, jusqu'à la petite maison qu'il lui avait offerte, soucieux de ne porter atteinte ni à l'honneur de la jeune femme ni à celle de sa propre famille, il lui baisait la main, sans entrer et revenait par le chemin du haut, croisant l'ombre du Monastère, et de ce cimetière où le destin allait déposé une mère auprès de son enfant

rien dans leur relation de comparable à ces histoires dont Labiche et Scribe ânonnaient les âneries, mais un dialogue, et toujours chez Virgile ce sens des valeurs qu'on pouvait attribuer à de la timidité, mais qui ressortait surtout du respect qu'il éprouvait envers les femmes, toujours prêt à leur concéder le meilleur de l'humanité, et bien étonné d'apprendre que si elles avaient été écartées du suffrage lors de la Révolution française il s'agissait de protéger la jeune république des influences de la religion dont on estimait que les femmes auraient eu du mal à déjouer les pièges, ficelées pour la plupart à leur prie-dieu et, tout en souhaitant l'avènement de la liberté, ne pouvant se résigner à dénoncer des prêtres auxquels elles avaient confié leur âme

 et nous le savons bien encore aujourd'hui, soupire la Dame, quand un pouvoir religieux et machiste reçoit des femmes la bénédiction nécessaire pour imposer à leurs filles blessures morales et physiques, assuré qu'ainsi la coutume persistera au-delà du progrès technique et politique

Ariana avait quitté le Piémont munie de son seul talent, cette voix incomparable dont ceux qui l'avait reconnue à Dolce Acqua, prédisaient qu'elle valait une dot mais à la condition de partir, elle s'était jointe à un petit groupe d'hommes et de femmes ; leurs effets étaient portés par un mulet dont en arrivant à Nizza ils sauraient retirer un peu d'argent au marché de la Place Arson, de façon à dormir au moins à l'abri la première nuit, mais les trois hommes ne craignaient pas l'avenir, avec des mains et des épaules comme les leurs, le port, les chantiers sauraient les employer, et les deux femmes iraient se présenter dans les hôtels, sur le marché,  un majodome les embaucherait pour servir à tout faire dans une villa, tous trouveraient bien deux jours ou trois par semaine  pour assurer le quotidien, tant ils étaient pleins d'espoir et  de certitude

penser cette ville comme une berge où échouer après la traversée du miroir pour ceux de l'Est et de l'Ouest, le miroir lui-même pour ceux du Sud, et pour ceux du Nord un finistère d'où jeter un œil au Paradis

ils en parlent avec des trémolos dans la voix, ils en décrivent les chemins de traverse embaumés, le soleil d'hiver, les vents durs aux mimosas et aux fleurs d'oranger, la Dame n'en croit pas un mot quand elle sort de chez elle pour chercher en vain les serres et les oliveraies au-delà de la colline toute blanche le ciel a  basculé vers le haut des immeubles, ne libérant que des façades rendues aveugles par l'absence de leurs occupants, et au pied des enceintes parfois quelqu'un la nuit s'endort enveloppé dans une couverture qu'on lui a généreusement offerte

mais il est vrai que bien peu gravissent la colline, où seulement les plus sauvages, les plus réfractaires aux institutions de charité, proposant aux dames qui sortent du prisunic de porter leurs courses, de rapporter leur caddie et d'y gagner un gage et quelque fois l'une d'elles leur file un paquet de biscuits, un morceau de pain, du saucisson, du fromage, ce que bon leur semble pour un pauvre

la Dame ouvre sa maison à celui qui n'a pas sonné, elle ouvre la petite chambre du rez-de-chaussée dont la porte-fenêtre donne directement sur le jardin, elle dit n'hésitez pas, je vis seule ici, elle n'a pas peur et même si, elle trouve que c'est justice, elle trouverait  raisonnable d'y perdre quelque chose, la liberté ou la vie qu'importe, il ne viendra peut-être pas celui qu'elle attend depuis trente ans, alors verrait-elle en cet homme âgé qui tremble sur ses jambes  l'envoyé qui la maintient en vie, mais le plus apeuré c'est bien l'autre qui n'ose faire un pas vers elle, alors avançant elle pose sa main son épaule et le guide, lui montre le lit, la table, la chaise, la douche, sans tirer une lueur dans son regard jusqu'à ce qu'il s'affale et reste comme ça,  exactement comme elle l'avait remarqué tombé assis contre la clôture, il n'est plus temps de barguigner, elle rentre dans sa cuisine, elle coupe, elle pare, elle épluche, elle râpe, elle assaisonne, elle dispose sur un plateau, elle se libère de toute ses frustrations, le chou rouge ne se dérobe pas au cumin, le steack est espouvanté avec son anchois écrasé, elle fouette la belle purée dont elle imagine déjà faire des croquettes au persil, elle a un convive, elle se régale, elle chantonne de concert avec le grésillement de l'huile d'olive, elle retourne auprès de lui, l'interpelle, l'oblige à se redresser, l'emmène toujours en silence par la terrasse s'asseoir à table, comprend qu'il n'ose pas manger devant elle, ou qu'il ne sait plus, verse un verre de Bourgogne, un verre d'eau, tranche du pain et s'éloigne, si vous avez besoin de moi, je suis tout près

ne bougez pas ma petite, continuez je vous en prie, mais elle se tait, les fers rougeoient sur le feu, elle tient encore en main celui qui, nanti d'une boule de bois qu'elle a rembourrée d'un linge fin, ira se nicher au creux des tuyautés de linon quand, tournant vers lui son visage luisant, elle esquisse une révérence, mais il s'impatiente, posez tout cela s'il vous plait et suivez moi, il est grand, basané comme les Baggio, le regard franc, le pas vif, il la précède, ouvre le piano et lui demande, d'une voix plus douce qu'elle ne l'aurait cru, si elle veut bien reprendre ce Lamento de l'Arianna de Monteverdi  qu'il vient de reconnaître et si l'accent est au commencement un peu faible, il s'emporte rapidement trouvant au fond de ce corps pourtant si jeune, une profondeur inouïe, des sons de gorge et des entêtements qui le font tressaillir, oui vraiment c'est Ariane  telle que Thésée l'a laissée sur un îlot, éplorée après avoir dévidé pour lui l'entièreté de son amour, Virgile en pleurerait si l'éblouissement qui l'a saisi ne  lui offrait d'autres issues comme ce geste qui le lance vers la jeune fille dont il prend la main pour la baiser, puis il marche de long en large, ouvre les fenêtres pour mieux respirer, tout à l'avenir qu'il lui promet, un avenir européen ma chère enfant, je m'en occupe, voilà pour un bel oisif de quoi sortir de l'ennui, il faut sur l'heure  qu'il la conduise à l'Opéra, qu'elle oublie ce qu'elle croyait être pour devenir ce qu'elle est véritablement, une artiste, comment vous appelez-vous, Lucia, ce sera Ariana  un vrai nom de scène, un nom qui fera rêver 

le lion et la lionne de Nice descendent les chemins encore campagnards conduisant à tour de rôle leur phaéton, ils rejoignent l'Opéra ou quelque salon dont elle sera l'hôte magistrale

 le bonheur dure cinq ans, la carrière d'Ariana est brutalement interrompue : lors de l'incendie de 1881, son souffle et sa voix lui sont ravis, elle s'installe à demeure dans la petite villa qu'il lui a offerte, où elle vivra encore une vingtaine d'années, recevant très peu, s'entourant d'anciennes amies d'exil dont Virgile assure la subsistance auprès d'elle, il lui rend visite depuis la villa Séraphin, s'accoude à une chaise de jeu recouverte de cuir bleu pour la regarder manipuler l'écaille et le cristal, l'argent et le vermeil devant sa glace, agiter sa houpette, ou broder sur de petits tambours des mouchoirs dont elle fera don aux ventes de charité, entre eux, comme un enfant mort, la voix éteinte d'Ariana continue son charme, il suffit qu'il la regarde pour la réentendre, alors elle va au piano et joue ce qu'elle chantait, fredonne ce qui montait jusqu'au ceintres, pour que, fermant les yeux, il puisse retrouver quelque chose de ce qu'ils appellent en souriant leur `` jeunesse''

une petite estrade construite par Virgile dans le fond d'un des deux salons en enfilade accueille encore les instruments  tels qu'ils furent installés, sans que l'arrivée d'Edith n'y change rien, tandis qu'il l'interrogeait ma chère, désirez-vous que je me sépare de ce mobilier de musique auprès duquel Ariana se produisait parfois en public et souvent pour moi seul, et dans ce cas elle s'accompagnait elle-même, mais non mon cher ami, je ne souhaite pas que vous oubliiez votre passé, nous avons l'un et l'autre eu une vie qui nous a apporté douleurs et joies mais nous laisse un souvenir nécessaire à la poursuite de notre existence, je ne connais pas la jalousie vis à vis de ce qui est révolu, au contraire, le fait que vous en vouliez garder les traces me rassure, cela me donne de vous l'image d'un homme qui n'a à rougir de rien, d'un homme qui va sa vie tout droit

qu'aurait-il pensé des ventes successives de la petite villa d’Ariana pour finir comme maison de rendez-vous dans les années cinquante

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